Les Mémoires d’Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier, dite Mademoiselle[1], sont aux carrefours de la vie aristocratique et mondaine du Grand Siècle. On y retrouve les hauts lieux de la sociabilité du XVIIe siècle, les Tuileries, où elle grandit(« le plus agréable logement du monde et que j’aimais fort, comme un lieu où j’avais demeuré depuis l’âge de huit jours », Mémoires, II, 193–194), le Palais-Royal, Le Louvre, le palais du Luxembourg, Versailles, et, en Province, Blois ou Fontainebleau. On compte aussi des lieux à la sociabilité restreinte, Forges, en Seine-Maritime, où Mademoiselle prend les eaux, et ses demeures personnelles, le château de Saint-Fargeau, dans l’Yonne, où elle se réfugie durant son premier exil (fin 1652–1657), punition du pouvoir pour sa participation à la Fronde, le château d’Eu, en Normandie, et celui de Choisy, dans le Val-de-Marne. Cette pluralité de lieux implique des voyages nombreux, auxquels s’ajoutent des déplacements officiels avec la Cour, en France ou en Europe. Le rang de cette petite-fille d’Henri IV appelle une sociabilité de prestige, faite de personnages royaux et des plus grands noms de l’aristocratie française et étrangère. Citons Mme de Longueville, sa cousine germaine, les princes de Condé et de Conti, les favorites du roi Soleil, dont Mme de Montespan, des monarques étrangers (la reine de Suède) des hommes et des femmes familiers des salons Précieux[2]. Les Mémoires mettent en avant la geste publique, objet des Mémoires aristocratiques contemporains. L’auteur affirme écrire pour elle-même, par plaisir. Elle relate les faits dont elle a été témoin ou dans lesquels elle a été impliquée, suivant un ordre chronologique, dans le refus de concurrencer l’Histoire et de faire œuvre d’écrivain[3]. Les motivations du récit de la vie sociale excèdent la volonté manifeste de l’auteur de consigner des souvenirs par loisir. Elles induisent le récit intime et l’expression personnelle, favorisée par l’écriture rétrospective des Mémoires, qui invite à la réflexivité, à une époque où la vie privée et l’expression du for intérieur ne sont pas jugées dignes d’intérêt (Lesne, 395). Le moi crée une sociabilité qui l’amène à affirmer son identité propre, à révéler son évolution intérieure, dans un mouvement d’échange fécond. Dans cette vie de cour, où l’étiquette entraîne une représentation permanente de soi, qui plus est pour un personnage du rang de Mademoiselle, le récit de la sociabilité apparaît aussi comme une stratégie d’écriture, mise à profit par l’auteur pour faire valoir ses valeurs et ses droits. Une distinction entre le moi public et le moi privé semble alors aléatoire dans ce contexte où chacun joue le rôle qu’on attend de lui et qui lui permettra peut-être d’assouvir ses ambitions propres. L’interaction des deux moi sur la scène sociale et dans l’écriture mémorielle est constante. Que retire Mademoiselle du récit de sa sociabilité ? Celle-ci influence-t-elle sa personnalité ? Ce sont ces liens entre la narration de la vie publique, souvent confondue avec la vie privée de l’héroïne, l’affirmation de l’identité de l’auteur, et l’épanchement d’un genre vers l’intime, que nous voudrions examiner.
La naissance de Mademoiselle, petite-fille de France légitime sa présence aux plus grandes assemblées : « Je suis propre aux cérémonies : ma personne tient aussi bien sa place en ces occasions [ici le mariage de Louis XIV] que mon nom dans le cérémonial » (Mémoires, III, 479). Elle refuse à ce titre d’aller clandestinement au sacre du roi à Reims, en 1654, alors qu’elle est en exil :
Les personnes comme moi jouent un mauvais personnage quand, au lieu où elles sont nées et où leur rang est aussi considérable que le mien est à la cour, elles sont en masque ; cela n’est bon qu’au carnaval (Mémoires, II, 320).
Elle accepte de vivre à la cour à la condition d’y être reconnue pour ce qu’elle est, et d’y tenir le rang qui lui appartient. Dans le cas contraire, « L’on se passe aisément de la Cour, quand on connaît n’y être pas selon sa qualité et avec l’éclat que l’on y doit être » (Mémoires, I,174). La vie de Mademoiselle s’organise autour du divertissement, un motif d’écriture des Mémoires, également une voie de formation d’un goût et de la conscience princière de celle qui a reçu une éducation relativement sommaire (Garapon, La culture d’une princesse, 17–57). Dès l’enfance, la fille de Gaston d’Orléans goûte aux fêtes de la cour. Son premier ballet, une « danse de pygmées », dit le Ballet des oiseaux, ravit l’assemblée, par la « magnifique parure et l’ajustement de chacun des danseurs », et par l’incident qui survient : un oiseau vole dans la coiffe d’une nièce de Richelieu, provoquant le rire de l’assemblée. Le ballet du roi, commente Mademoiselle, « ne donna pas tant de divertissement » (Mémoires, I, 11). Le ton est lancé, celui de la légèreté. D’emblée, s’affiche la propension de l’héroïne à s’amuser. Autres traits qui se dessinent dès l’enfance, le goût du chant, de la promenade, de l’architecture, sensible dans la description admirative des châteaux, Chambord, par exemple, dont elle apprécie le degré, parce que ce type d’escalier est propice au jeu, permettant à deux personnes de se croiser sans se voir. La prédilection pour l’exercice physique est présente, avouée dans le plaisir à jouer au volant. Le goût de Mademoiselle pour la conversation est également en germe. La fillette quitte volontiers ses jeux pour s’entretenir avec des adultes, quand elle les juge « raisonnables ». On note déjà le plaisir de la comédie et de la chasse. L’adolescencerévèle un caractère rebelle, qu’on retrouvera durant la Fronde. Enfin, le récit des conflits en Europe montre un intérêt précoce pour ce qui touche à la guerre. Les campagnes de Louis XIV seront un sujet de prédilection entre les deux cousins, et Mademoiselle, la destinataire favorite du roi Soleil pour ce genre de discussion[4]. Adulte, Anne-Marie-Louise d’Orléans goûte tous les loisirs de la cour :théâtre, chasse, danse, ballet, jeux de loterie, foire, bals masqués ou travestis, opéra. Peu de détails pourtant dans les descriptions répétitives des fêtes et des parures.
Forges et Saint-Fargeau voient naître une sociabilité nouvelle, plus spontanée. Lieu de cure, Forges offre une « vie douce », « différente » de la vie ordinaire, ponctuée par le rythme de prise des eaux : « On se lève à six heures au plus tard ; on va à la fontaine […]. On se promène en les prenant ; il y a beaucoup de monde ; on se parle aux uns, aux autres » (Mémoires, II, 448). Le poids de l’étiquette est moins lourd, facilitant les échanges entre curistes : « C’est le lieu du monde où l’on fait le plus aisément connaissance. […] Il y a toutes sortes de gens […] de tous pays et professions : cette diversité est assez divertissante » (Mémoires, II, 448–449). Cette remarque confirme la facilité d’adaptation de Mademoiselle au milieu qui l’entoure et sa facilité à se distraire[5]. Des détails suggèrent la force de résistance de la protagoniste, qui se promène quatre heures durant, quand les autres curistes, fatigués par les eaux, ont besoin de s’asseoir et se relaient pour l’accompagner. La vie retirée dans la campagne deSaint-Fargeau conserve les divertissements du jeu, volant ou billard, et du théâtre. Mademoiselle fait venir des comédiens d’Orléans dans celui qu’elle a fait aménager au château : « J’écoutais la comédie avec plus de plaisir que je n’avais jamais fait. Le théâtre était bien éclairé et bien décoré ; la compagnie à la vérité n’était pas grande, mais il y avait des femmes assez bien faites » (Mémoires II, 250). Le plaisir est plus fort car inventé par Mademoiselle, rendu original par l’exil, quand à la cour, elle ne fait qu’assister aux spectacles. La campagne assouvit son goût pour la chasse, à laquelle elle s’adonne trois fois par semaine, en compagnie de chevaux et de chiens anglais « qui pour l’ordinaire vont trop vite pour des femmes ». Mais, ajoute-t-elle, « Comme le pays est couvert [boisé] cela faisait que je les suivais partout » (Mémoires, II, 297). La chasse, comme les autres divertissements, relève des stratégies de mise en scène de soi. Le détail donné sur les chiens souligne la singularité du personnage, maintes fois rappelée dans les Mémoires. Mademoiselle se distingue ici des autres femmes par son endurance, ailleurs par son élégance ou par son courage.
Saint-Fargeau est la découverte de la possibilité d’une vie heureuse à la campagne, constat rétrospectif amorcé dès le début des Mémoires. Avant cette expérience, il semblait à l’auteur, « que d’être hors de la cour, c’était aux Grands être en pleine solitude (Mémoires, I, 2) ». C’est à Saint-Fargeau que Mademoiselle entame ses Mémoires, interrompus et repris à trois reprises[6]. La découverte du plaisir de l’écriture se double de celui de la lecture et de la généalogie. L’exil n’est pas synonyme de vie sédentaire. Sauf Paris, destination interdite, Mademoiselle voyage, à Blois, à Orléans, à Tours, ou encore à Amboise. Elle se constitue à Saint-Fargeau une cour de renom, composées de personnes qui répondent aux valeurs qu’elle apprécie chez autrui : art de la conversation, culture, politesse, esprit, et goût du jeu[7]. Citons M. de Matha, de nombreuses Précieuses, parmi lesquelles Mme de Maure, Mlle de Vandy, Mme de Montglat, Mme de Sévigné : « Tout cela faisait une cour fort agréable » : « Nous allions nous promener dans les plus jolies maisons des environs de Saint-Fargeau, où l’on me donnait des collations ; j’en donnais dans de beaux endroits des bois avec mes violons ; enfin on tâchait à se divertir » (Mémoires, II, 357). Le divertissement, naturel à la cour, est ici organisé pour maintenir un train de vie princier et pallier le risque de l’ennui suggéré par le verbe « tâcher ». La description de la vie à Saint-Fargeau contribue à démontrer que Mademoiselle conserve la vie d’une femme de son rang. La cour de campagne est une reproduction à une échelle réduite des grandes cours parisiennes, dont elle suit les modes, celle du bal masqué par exemple, adopté à Saint-Fargeau en 1656. Le second exil de Mademoiselle, sur ordre de Louis XIV cette fois, en 1662, suite à son refus d’épouser le roi du Portugal, donne lieu à une sociabilité plus solitaire, moins festive, au château d’Eu, où elle conserve une cour importante[8]. Son goût du théâtre diminue au profit du plaisir d’écrire et de diriger les chantiers de rénovation de sa maison : « Il vint des comédiens s’offrir ; mais je n’étais plus d’humeur à cela ; je commençais à m’en rebuter. Je lisais ; je travaillais ; les jours d’écrire emportaient du temps ; toutes ces choses le font passer insensiblement » (Mémoires, III, 576). Elle se consacre davantage aux exercices religieux et œuvre à la construction d’un hôpital pour les enfants pauvres du comté. Là encore, les détails de ses activités profitent à l’image donnée de soi, celle d’une princesse heureuse en exil, active et charitable, exempte de tout sentiment de rancune.
Quel que soit le lieu, la sociabilité est essentiellement houleuse, marquée à la cour par des querelles liées à l’étiquette, et, dans la vie familiale de Mademoiselle, par des conflits financiers publics répétés avec son père, dès 1655. À Saint-Fargeau, l’animosité des comtesses de Fiesque et de Frontenac à son égard, au profit de Gaston d’Orléans, influe sur la relation de Mademoiselle au divertissement, et sur le sens donné à celui-ci. En 1656, Mademoiselle perd le goût de la comédie et accepte des comédiens médiocres, en guise de réponse à ses détracteurs. La dimension stratégique de la sociabilité et de son récit est clairement exprimée dans les lignes suivantes : « Je crus que quand je témoignerais ne me soucier de rien, cela ferait dépit à ceux qui étaient bien aises de m’inquiéter » (Mémoires, II, 380). Palais des plaisirs, Versailles est aussi celui du chagrin, en 1670, après l’échec du projet du mariage de Mademoiselle avec Lauzun, mésalliance qui fait l’objet de fortes moqueries[9]. Isolée, abandonnée par ses amis, celle qui aime briller en public préfère la solitude aux fêtes, où elle doit se contraindre pour masquer sa peine, et où elle se rend seulement sur ordre du roi. La fierté d’être regardée cède la place au désir de se cacher, au nom de sa dignité, pour échapper au regard de la cour : « Je demeurai dans une fenêtre, n’étant pas bien aise de donner la comédie à bien des gens qui étaient ravis de me voir en cet état » (Mémoires, IV, 246). Mademoiselle goûte alors l’obscurité de la salle de l’opéra, où elle peut pleurer dans le noir sans être vue, apprécie une lumière tournée vers la scène, et qui lui permet d’observer Lauzun sans être remarquée. Si Mademoiselle cherche à s’effacer de la scène publique à ce moment, il n’en va pas de même dans l’écriture. Montrer sa souffrance sert l’image glorieuse de l’héroïne tissée au fil des Mémoires, une intention qui confirme la fonction apologétique allouée au texte et un rapport à l’écriture qui excède la fonction qui lui est assignée, d’écrire seulement pour soi.
Placere, docere, movere,les Mémoires répondent aux enjeux de la rhétorique classique par les modalités langagières et pragmatiques choisies dans le récit de la sociabilité et la représentation de soi[10]. Mademoiselle décrit ses réactions, son chagrin, la maîtrise de soi dont elle fait preuve, son absence de colère ou de rancune, de manière à susciter la compassion du lecteur et le blâme envers ses détracteurs, responsables de la détresse décrite. La description de soi varie ainsi selon les intentions d’auteur dans les divers épisodes racontés. Les détails physiques participent à la mise en scène apologétique de soi. Ils sont un moyen d’exprimer la souffrance et d’influer sur le jugement du lecteur. L’évocation des yeux rougis de larmes de Mademoiselle, après son mariage manqué, ou de son visage défait suite aux injustices de son père, en 1657, contredisent l’affirmation faite ailleurs d’avoir un « visage égal » dans la joie ou la peine. Le divertissement, heureux ou imposé, conserve le rôle stratégique qui lui est attribué : servir l’image du moi, répondre à ses détracteurs. Chaque geste est étudié, comme le montre l’indifférence affichée par Mademoiselle à une fête à Vincennes, où elle se rend contre son gré, sur ordre de Louis XIV. Elle craint qu’on n’interprète sa présence comme la marque d’une légèreté de caractère, et qu’on n’assimile son amour à une passade. « L’on se moquerait de moi d’aller du blanc au noir et [l’on] aurait raison de dire qu’en trois jours les choses me passent de la tête ». Elle détruit par anticipation cette critique potentielle par la manifestation de son détachement : « Je ne prenais plaisir à rien » (IV, 252)[11].La vue, motif essentiel des Mémoires dans une cour à l’affût du moindre geste et de la moindre parole, confirme la dimension stratégique de la représentation du moi, d’abord en actes, puis dans le récit. Après l’interdiction de son mariage, Mademoiselle va aux fêtes « par bienséance », pour plaire à Louis XIV. Elle l’accompagne dans ses voyages pour la même raison. Chaque fois, elle lui manifeste sa douleur pour fléchir sa décision : « Ma présence a fait souvenir de M. de Lauzun. C’est pourquoi je voudrais être toujours devant ses yeux [du roi] » (Mémoires, IV, 367–368). En 1674, elle reste à la cour pour faire libérer Lauzun, qu’on vient d’emprisonner, et elle revendique son absence de plaisir à participer aux fêtes. Durant cette période, se montrer en public ne vise plus à montrer un rang dont elle affirme la supériorité avec une fierté autorisée par son nom, mais à témoigner d’un amour dont on se moque, à afficher une constance présentée comme un trait de caractère et une valeur morale. Ces exemples révèlent le sens politique donné au récit de la sociabilité. Les Mémoires offrent une redéfinition de l’exil, non pas subi comme une épreuve, mais transformé en expérience heureuse et enrichissante. Ils sont en ce sens un acte politique. Mademoiselle trouve dans l’écriture mémorielle un moyen de démontrer qu’elle conserve un rang menacé d’oubli par l’éloignement de la cour. Elle insiste à ce titre sur l’accueil prestigieux qu’on lui réserve au cours de ses visites, et sur ses arrivées saluées parfois à coups de canon. Prouver qu’on ne la traite pas « comme une demoiselle exilée », et que l’exil n’a pas entamé son éducation princière ni nui à sa santé morale ou physique, telles sont les intentions démonstratives du discours sur soi. Cette seconde intention est sensible dans les compliments rapportés d’Anne d’Autriche, en 1657, quand Mademoiselle est autorisée à rentrer en cour. La reine ne la trouve « point du tout changée » en six ans, même « mieux », « plus grasse et le teint plus beau » (Mémoires, III, 112–113). Elle reconnaît plus loin que Mademoiselle « dans[e] bien, qu’[elle a] bonne mine », en un mot, résume l’auteur : « que je sentais bien ce que j’étais ». Le lecteur conclut que l’exil n’a en rien entamé l’art de vivre en cour du personnage (Mémoires, III, 124). Par ces menues précisions, Mademoiselle affiche publiquement sa victoire contre ceux qui l’ont exilée, et, indirectement, sa force de caractère dans les épreuves. « Montrer qu’on ne s’enn[uie] point hors de Paris »(Mémoires, II, 312), « mander » pour cela la beauté des fêtes organisées en exil, tel est l’objectif des descriptions de la vie à Saint-Fargeau, démenti implicite à ceux qui sous-entendent le contraire, réponse indirecte au pouvoir royal, confirmée oralement par Mademoiselle à Louis XIV : « On est bien attrapé à la cour, si l’on croit me mortifier ; car je ne m’ennuie pas un moment ». L’écriture poursuit les nouvelles que Mademoiselle fait porter d’elle. L’auteur prend sa revanche face à ses détracteurs, non sans ironie. « Séjourner aux environs de Paris, et [y] être visitée de toute la terre, quand on est exilée, cela est assez agréable ; mais je ne sais si cela l’est autant pour les gens qui nous exilent » (Mémoires, II, 439). Elle note sur le même ton le succès de son retour en cour, en 1664, soulignant l’hypocrisie des rapports curiaux (-« On a tant d’amis quand on revient ») et la faveur dont elle jouit, après des mois d’éloignement. Elle attire la « foule » quand les salons de la reine sont désertés : « Tout venait à moi ». Le sens politique imparti au récit de la sociabilité vaut également pour les conflits financiers qui opposent Mademoiselle à son père. LesMémoires tiennent lieu de recueil de pièces de procès par les lettres et autres documents juridiques qu’ils contiennent. En 1657, la fête organisée par Mademoiselle en guise de célébration officielle de son accommodation avec Gaston d’Orléans, est une réponse publique aux médisances des comtesses de Fiesque et de Frontenac :
La seule pensée [qu’elles] en seraient fâchées me réjouissait. Pour en donner des marques publiques, j’envoyai quérir des violons et des comédiens à Paris ; je retins force dames à souper avec moi, et nous dansâmes. Ce sont de ces choses à quoi il ne faut pas manquer et qui sont politiques (Mémoires, III, 46).
Les fonctions apologétiques du récit de sociabilité s’accompagnent d’une fonction compensatoire, sensible dans ces lignes écrites à propos des quarante-deux lettres rédigées pour défendre ses droits face à son père : « J’écris ceci avec quelque complaisance pour moi-même, voulant que ceux qui liront les maux que l’on m’a faits et que j’ai soufferts en aient de la compassion » (Mémoires, III, 25). Mademoiselle clame sa « bonté naturelle », récompensée par des trahisons. Les vertus affichées par l’héroïne (droiture, refus de la médisance, sens de l’honneur) s’opposent aux travers moraux d’adversaires dont elle donne à lire les manigances et les trahisons, celles de Mazarin notamment, aux manquements d’un père qui refuse de la marier dignement. Le point de vue personnel est cautionné par le cercle de l’auteur, qui s’interdit la plainte directe, au nom du code moral de sa naissance. Des voix célèbres, Mme de Longueville et Mme de Maure, condamnent l’action de Gaston d’Orléans contre « une aussi grande princesse que Mademoiselle », « la petite-fille de Henri le Grand », périphrases qui soulignent l’intensité de l’affront par le rappel du rang de la protagoniste. L’autre a aussi la charge des compliments relatifs à la morale ou à l’honneur, que la narratrice ne peut s’adresser, quand elle vante sans honte ce qui relève des faits, la beauté de ses parures et l’admiration que sa vue suscite. Les conversations rapportées procèdent à l’apologie directe de soi défendue par la bienséance, au profit d’une mise en avant de la singularité de la personnalité de Mademoiselle[12]. La reine de Suède, qui assiste à un ballet en sa compagnie, loue son indifférence à la fête. L’éloge indique sur le mode de l’implicite que l’exil n’a occasionné aucun manque, tandis que l’admiration de la reine appelle celle du lecteur : « Quoi ! [dit la reine] Après avoir été si longtemps sans en voir, vous vous en souciez si peu ! Cela m’étonne bien » (Mémoires, II, 459). Mademoiselle prend à parti le lecteur de son endurance en 1649, après qu’elle a passé une nuit dans une chambre sans fenêtre, à peine chauffée, avec, en guise de lit, un matelas à terre, et, pour compagnie, sa sœur qui l’a empêchée de dormir. « Jugez si j’étais agréablement pour une personne qui avait peu dormi l’autre nuit, et qui avait été malade tout l’hiver de maux de gorge et d’un rhume violent » (Mémoires, I, 199). L’héroïne n’a ni vêtement de rechange ni femme pour la coiffer et l’habiller. La conclusion suivante, inattendue, force un étonnement admiratif. La narratrice laisse habilement Gaston d’Orléans (dont elle précise qu’il fait mauvaise chère lors de leur repas commun !) faire son propre éloge : « Je ne laissais pas pour cela d’être gaie, et Monsieur admirait que je ne me plaignais de rien » (ibid.). La précision ajoutée, « Cette fatigue me guérit », renforce l’effet de surprise et corrobore l’image de femme d’exception édifiée par les Mémoires. Le contraste entre la réaction de Mademoiselle et celle de Madame, mécontente de la même situation, confirme le caractère hors du commun de la première, qui ne manque pas de faire valoir sa différence : « Aussi suis-je une créature qui ne m’incommode de rien, et fort au-dessus des bagatelles » (Mémoires, I, 200[13]).
Le récit de la sociabilité participe à l’édification de l’image héroïque du personnage, essentiellement illustrée par le récit de la Fronde, et confirme, sous un autre aspect, que Mademoiselle est une personne « extraordinaire ». Les Mémoires trouvent leur cohérence interne dans cette mise en scène glorieuse du moi, placé sous le signe de la grandeur morale, présentée comme un trait de « race ». Mademoiselle se distingue par exemple des pratiques de sociabilité habituelles, lors du deuil de Gaston d’Orléans, par le choix d’un ameublement gris, contre le noir de rigueur :
C’est le premier qui ait été fait pour une fille ; car jusqu’alors il n’y avait eu que les femmes qui en eussent eu pour le deuil de leurs maris ; mais comme je voulais porter le deuil le plus régulier et le plus grand qui eût jamais été, je m’avisai de cela. […] Rien n’était si beau, que la première fois que l’on marcha, de voir tout ce grand équipage de deuil. Cela avait un air fort magnifique et d’une vraie grandeur. On dit que je l’ai assez à toute chose » (Mémoires, III, 422).
L’épisode suggère une absence de rancune qui profite à l’image du personnage : Mademoiselle répond à l’ingratitude de son père par un comportement exemplaire après sa mort. Le récit des fêtes conduit aussi à un éloge de la famille Bourbon. Parmi les qualités reconnues, l’audace, que Mademoiselle partage avec Monsieur, son cousin Philippe d’Orléans. Elle fait ce commentaire à propos d’un bal masqué où ils se rendent en compagnie, habillés comme des bohémiens : « D’autres que nous n’auraient osé aller si mal vêtus » (Mémoires, III, 335). Autre qualité, soulignée à l’occasion d’un bal chez ce même cousin, la « bonne mine », trait distinctif qui vaut cette fois seulement pour Mademoiselle, et qu’elle reconnaît ailleurs à Louis XIV. Tous sont parés à ce bal, sauf elle : « J’ai tant de confiance en ma bonne mine, que je crois qu’elle me pare plus que tous les diamants de mille créatures qui ne sont pas faites comme moi » (Mémoires, III, 355). Le double sang des Bourbon qui coule dans ses veines lui confère cette parure naturelle qui rend les autres superflues, malgré le plaisir affiché à porter des bijoux.
La description des châteaux de Mademoiselle participe à la portée politique du récit de la sociabilité. Saint-Fargeau, Choisy, Eu, sont, comme les Mémoires, un ouvrage du moi et le lieu de son expression[14], en raison des choix de décoration et des rénovations architecturales dont ils font l’objet sous la direction de leur propriétaire. Jardins, fontaines, canaux, allées d’arbres, potager, degrés et meubles majestueux plaisent à Mademoiselle. Saint-Fargeau est la demeure la plus révélatrice de sa personnalité et de son rang. Le château, en ruines à l’arrivée de l’exilée et d’un abord effrayant, devient « un palais enchanté ». L’appartement de Mademoiselle, espace mi-intime mi-public, composé d’une chambre, d’une garde-robe et d’un petit cabinet orné de tableaux et de miroirs, est une « œuvre » personnelle :
J’étais ravie et croyais avoir fait la plus belle chose du monde. Je montrais mon appartement à tous ceux qui me venaient voir avec autant de complaisance pour mon œuvre qu’aurait pu le faire la reine, ma grand-mère [Marie de Médicis], lorsqu’elle montrait son Luxembourg (Mémoires, II, 284).
L’expression « Mon Saint-Fargeau » témoigne du sentiment d’appropriation progressive de l’habitation opéré par la recréation du lieu. Le château rénové est un reflet du moi, et comme lui, il est destiné à être vu. L’œuvre architecturale partage la fonction démonstrative du récit de la sociabilité de l’exil. Elle est une réponse politique à la punition royale. Il s’agit encore une fois pour Mademoiselle de rappeler qui elle est : « Ce bâtiment [Saint-Fargeau, à la réfection duquel participe Le Vau] m’a donné beaucoup de divertissement, et ceux qui le verront le trouveront assez magnifique et digne de moi » (Mémoires, II, 308). La décoration est à la fois la recréation d’une intimité domestique propre, par le choix des tableaux, et une mise en scène visuelle chargée de revendiquer la prestigieuse identité de celle qui y vit. Mademoiselle, sur le modèle du château du comte de Béthune, installe dans une antichambre de Saint-Fargeau des portraits qui témoignent de la noblesse de sa lignée et de ses amitiés, françaises ou européennes. Les tableaux prolongent « la culture d’imprégnation » (Garapon, op. cit. 25)[15] dans laquelle Mademoiselle a grandi et, à leur tour, par le rappel de sa position sociale, pallient la menace de l’oubli inhérente à l’exil. M. d’Hosier confirme à leur seule vue que la maîtresse des lieux est « de la plus grande et de la plus illustre maison du monde » (Mémoires, II, 310). Leur présence a aussi valeur de consolation pour l’exilée, qui se réapproprie par leur intermédiaire un rang bafoué par l’exil et une place dans une famille dont on l’a éloignée. « Petite », la maison de Choisy conserve l’« air de grandeur » qui plaît à sa propriétaire. Des tableaux semblables aux précédents corroborent l’attache de Mademoiselle aux siens (notamment à son grand-père) et à la monarchie, constitutive de l’identité du moi. Aimer la monarchie, dit-elle, « c’est m’aimer moi-même, puisque celle de France a son origine avec celle de ma maison ; ce qui n’est pas dans toutes les autres » (Mémoires, III, 439). La présence de Louis XIV, devenu roi de France, s’affirme dans le décor, soutenant l’admiration et l’affection que sa cousine lui porte et qu’elle déclare sans ambages : « Le portrait du roi est partout, comme le plus bel ornement qui puisse être en lieu du monde, mais le plus honorable et le plus cher pour moi »(Mémoires, IV, 430). Mademoiselle occupe une place centrale dans la pièce, grâce au tableau qui orne la cheminée, et qui la montre le portrait de son père à la main. La description de cet ensemble donne lieu à une réflexion sur les Guise et les Bourbon, au profit des seconds, qui « ont un fond de bonté qui leur doit toujours attirer la bénédiction de Dieu » (Mémoires, IV, 433). Modalité d’expression et de défense de soi, le plaisir de la généalogie procuré par les tableaux est aussi un moyen de tromper l’ennui de l’exil. Ce sentiment, que les divertissements pourraient faire oublier, fait l’objet de cet aveu furtif : « Sans tout ce qui m’est venu dans l’esprit de dire sur les tableaux, on se serait fort ennuyé à Choisy et on en aurait trouvé le séjour bien long », reconnaît Mademoiselle (Mémoires, IV, 437).
Placée sous le signe de l’échange, la sociabilité appelle également le moi intime à se dire, au gré des lieux et des rencontres, à affirmer ses valeurs, souvent identiques à celles du moi public dans cette vie princière, sauf à de brefs moments, comme dans l’exemple précédent[16]. Là encore, les confidences choisies dans le récit servent l’image d’une héroïne placée sous le signe de la grandeur morale et sociale. En même temps, leur présence renforce le rapport personnel entretenu avec l’écriture. La vie « douce et exempte d’ennui » deSaint-Fargeau entraîne ce commentaire sur soi : « Je suis la personne qui m’ennuie le moins, m’occupant toujours, et me divertissant même à rêver. Je ne m’ennuie que quand je suis avec des gens qui ne me plaisent pas, ou que je suis contrainte » (Mémoires, II, 248). Le droit de manger avec la reine, rite de l’étiquette que Mademoiselle néglige, conduit à l’expression de son esprit d’indépendance et de son intransigeance morale :
J’ai toute ma vie eu de la jalousie de toutes les choses de grandeur et qui distinguent des autres, et avec cela je les ai négligées par un certain esprit de liberté, de hauteur de sentiment, qui me faisait demeurer chez moi sans me soucier de rien, voyant que je n’avais besoin de personne (Mémoires, III, 450).
Revendication d’un esprit profondément libre et parole de défi à tous ses détracteurs, ce retour à soi est indissociable des sentiments engendrés par les épreuves et de l’ambition politique qui sous-tend les Mémoires. Le caractère de l’auteur se dévoile, entre libre expression et désir de justification. En 1661, les compliments du roi et de la reine d’Espagne sur son bon goût entraînent cet aveu spontané du plaisir d’être considérée, plus fort que tout : « La considération en tout temps que l’on a fait de moi a toujours prévalu sur le plaisir » (Mémoires, III, 465). Ces propos expliquent le soin avec lequel Mademoiselle recrée sa propre cour durant ses exils et son insistance à en décrire la renommée. La postérité, véritable destinataire des Mémoires, doit retenir que la petite-fille de Henri IV reste en vue, quels que soient ses lieux de résidence et ses relations avec la cour de France, et qu’elle s’inscrit dans la tradition des femmes fortes, de la mythologie ou de l’Histoire. Le récit de la sociabilité donne vie au rêve intime qui traverse les Mémoires, celui d’être reine. L’écriture offre ce que la réalité interdit. La fête au Palais-Royal par exemple, en 1646, « une magnifique comédie italienne à machines et en musique, avec un bal », à l’occasion de laquelle on accommode la parure de Mademoiselle pendant trois jours entiers. La description de la salle de bal, amphithéâtre disposé en perspective, aboutit à une mise en scène de soi en reine. Après la danse, Mademoiselle s’assoit sur un trône relevé de trois marches, placé au centre de la pièce, dans le fond, entouré de bancs, une disposition spatiale qui place le personnage au centre de tous les regards. Mademoiselle siège seule, le roi et le prince de Galles ayant préféré se mettre à ses pieds, posture symbolique qui confirme le statut de reine de celle qui siège. Le moi narrateur exprime sa sérénité, et par là, le sentiment de sa légitimité à régner :
Je ne me sentis point gênée en cette place […]. Tout le monde ne manqua pas de me dire que je n’avais jamais paru moins contrainte que sur ce trône ; et que, comme j’étais de race à l’occuper, lorsque je serais en possession d’un, où j’aurais à demeurer plus longtemps qu’au bal, j’y serais encore avec plus de liberté qu’en celui-là (Mémoires, I, 139).
La parole des autres est une nouvelle fois convoquée, ici en guise d’approbation de la légitimité du désir du moi. Reine plutôt qu’épouse d’un roi (si ce n’est celle du roi Soleil ?), telle est l’ambition suggérée par cette scène. Sans doute lit-on ici une des raisons profondes des refus successifs de Mademoiselle de se marier, au-delà des motifs officiels allégués (mésalliance, stupidité ou laideur du prétendant, inaptitude à exercer le métier de roi, etc). Reine d’un soir à Paris, Mademoiselle l’est aussi ponctuellement en Province en 1658, dans sa principauté de Dombes :
Je dînai en public pour me montrer à mes sujets. Je reçus force harangues de toutes les villes et les présents de celle de Trévoux, qui étaient des citrons doux, au lieu de confitures (cela est moins commun et plus agréable) [remarque qui met une nouvelle fois en avant la singularité du personnage à travers celle des présents qu’on lui offre] et du vin muscat. […] Après mon dîner, le parlement vint me haranguer en robes rouges ; car je n’avais pas voulu qu’ils y vinssent à Lyon de cette sorte, de peur qu’il ne s’y trouvât quelqu’un de la cour chez moi, et que l’on ne me fit la guerre que j’étais bien aise de me voir haranguée comme la reine et que l’on mît un genou en terre devant moi. (Mémoires, III, 340–341).
Si les Mémoires donnent une existence littéraire au rêve, ils en démontrent aussi la légitimité par la mise en avant de la lignée exceptionnelle du personnage, des qualités morales et physiques qui correspondent aux vertus classiques attendues d’un roi (courage, sens de l’honneur, autorité, amour de la justice, piété, capacité de décider en conscience après consultation de conseillers, aptitude à gérer des biens — rare chez une femme à l’époque) et par la convocation de témoins qui font autorité. Citons encore la reine de Suède, qui blâme la conduite de Gaston d’Orléans envers Mademoiselle au profit d’un éloge appuyé de celle-ci et d’une démonstration de son droit à régner et des avantages que la France en tirerait :
Elle trouva que j’avais grande raison, et lui beaucoup de tort ; […] que je n’étais pas faite pour demeurer à la campagne ; que j’étais née pour être reine, qu’elle souhaitait avec passion que je le fusse de France ; que c’était le bien et l’avantage de l’État ; que j’étais la plus belle et la plus aimable, la plus riche et la plus grande princesse de l’Europe (Mémoires, II, 461).
Unepersonnalité complexe, voire contradictoire, se dessine dans le récit de la sociabilité, corroborant l’affirmation de l’auteur : « Je ne suis point comme les autres personnes de ma condition » (Mémoires, II, 371). Mademoiselle aime les fêtes, marcher en bord de mer ou cavaler à brides abattues, jouer les femmes ordinaires le temps d’un repas où elle déguise son identité[17]. Elle goûte le luxe des palais et les nuits inconfortables dans les carrosses, qui satisfont son goût de l’aventure[18]. Celle qui aime voyager déclare aussi: « Je suis de ces gens qui, quand ils sont accoutumés en un lieu, n’en voudraient pas bouger » (Mémoires, II, 277, à propos de Saint-Fargeau). Sa capacité d’adaptation aux circonstances, aux lieux, sa facilité à s’amuser de tout, y compris du spectacle de la guerre, apparaissent comme des traits constants de son caractère : « Les personnes de mon humeur se divertissent partout » (Mémoires, III, 353). Également son attachement indéfectible à la liberté, illustré par sa réponse à Turenne, dont elle rejette la proposition demariage avec le roi du Portugal, « sot et paralytique » :
Il fait bon être Mademoiselle en France avec cinq cents mille livres de rente, faisant honneur à la cour, ne lui rien demander, honorée par ma personne comme par ma qualité. Quand l’on est ainsi, on y demeure. Si l’on s’ennuie à la cour, l’on ira à la campagne, à ses maisons, où l’on a une cour. On y fait bâtir ; on s’y divertit. Enfin quand l’on est maîtresse de ses volontés, l’on est heureuse : car l’on fait ce que l’on veut » (Mémoires, III, 537).
Ces lignes, qui résument sa vie durant les années d’exil, sont aussi une parole de défi à ses détracteurs. Elles confirment le courage de l’héroïne de la Fronde et la portée politique des Mémoires.
Le récit de la sociabilité se définit comme un récit de représentation, en raison du rang de l’auteur, placée en permanence sous le regard d’autrui, dans une société où le masque règne[19], et aussi en raison de son statut de victime, qui la porte à prendre sa revanche face à celles et ceux qui l’ont trahie ou déçue. Il est un instrument de pouvoir en ce qu’il offre à Mademoiselle un moyen de défendre ses choix et ses valeurs, de contrecarrer les témoignages parfois peu flatteurs de ses contemporains (La Rochefoucauld et Mme de Sévigné évoquent une femme avare, dure, à l’humeur changeante) et d’opposer sa vérité aux lecteurs à venir. Les fonctions apologétiques qui se révèlent au fil des Mémoires relativisent la volonté première d’écrire pour soi, sans intention de « se faire louer. » Mademoiselle retient ce qui sert ses desseins. Illustrations de la vie de la haute aristocratie princière, les divertissements, les conversations rapportées et autres scènes publiques sont avant tout des occasions d’une célébration de soi implicite. Mademoiselle elle-même transforme son projet d’auteur à mesure que le temps passe. Elle assigne d’une manière classique un dessein moral à son texte quand elle le reprend, après une interruption de dix-sept ans. Elle écrit toujours pour « s’amuser », mais aussi pour se souvenir de sa jeunesse, « quand [elle] sera vieille ». Elle ajoute ceci :
Pour le parti que j’en veux tirer, c’est pour mépriser de plus en plus le monde et de connaître le peu de sûreté qu’il y a à ses grandeurs, puisqu’étant née avec toute celle que l’on peut avoir et avec tous les avantages que Dieu m’avait donnés, j’ai été si malheureuse toute ma vie et connaître par là qu’il n’y a de vrai repos que lorsque l’on cherche à le servir et que l’on le sert véritablement. Comme je ne le fais pas, je ne suis pas aussi encore heureuse ; je tâche à le devenir et à prendre avec patience les soucis qu’il m’a donnés jusqu’ici (Mémoires, IV, 84).
On note un détachement des plaisirs mondains, sensible dans les méditations morales avec Mme de Motteville face aux Pyrénées, en 1660[20], et dans les réflexions rétrospectives qui relativisent l’intérêt de la vie de cour au profit d’une existence retirée. L’intention morale existe, mais elle est brève, comme le montre la conclusion du passage : « Toutes ces choses étaient un grand champ pour moraliser, pour peu que l’on y voulût mêler un peu de christianisme » (Mémoires, III, 453). L’absence de vocation, malgré un infléchissement vers la piété, empêche le retrait du monde au profit du couvent. Mademoiselle n’est pas Mme de Longueville, l’autre Frondeuse de la famille Bourbon, qui choisit de privilégier sa vie spirituelle. L’honneur du monde, auquel Mademoiselle affirme son attachement en 1658, demeure une valeur primordiale : « Quand on n’aurait pas son salut en vue, l’honneur du monde est, à ma fantaisie, une si belle chose, que je ne comprends pas comme on peut le mépriser » (Mémoires, III, 228).
L’image qui l’emporte n’est pas celle de la femme éplorée par un amour impossible et décevant, conté sur un mode romanesque qui suggère que Mademoiselle a lu les romans de Mlle de Scudéry qu’elle critique. Le « moi glorieux » du personnage (Garapon, op. cit., 123), fier de sa lignée et de son pays, domine, œuvre à sa glorification sans effacer « le moi sensible », qui s’exprime brièvement, par exemple dans l’évocation de sa naissance, et dans les moment de souffrance. En 1670, Mademoiselle fait l’aveu de ne jamais avoir été heureuse en sa vie. Le mariage, tant de fois rejeté, se dessine comme une voie possible d’accès au bonheur, alors qu’elle est amoureuse pour la première fois, à l’âge de quarante ans : « Je ne sais ce que c’est que d’être heureuse. Si je croyais l’être en me mariant, je me marierais dès demain, tant je suis lasse de n’avoir jamais eu que du chagrin en ma vie » (Mémoires, IV, 104). Cet exemple témoigne de l’expression d’un moi intime dans les Mémoires. Sa présence et les quelques réflexions rétrospectives personnelles font glisser le témoignage vers l’autobiographie, même si le dessein premier du texte n’est pas encore de raconter sa vie dans le dessein de mieux se connaître, caractéristique du genre qui s’affirmera au fil des siècles suivants. Le récit mémoriel apparaît comme un lieu de recherche et de consignation des valeurs constitutives du moi, un espace créateur d’identité par la représentation de soi mise en œuvre, et même mise en scène dans l’écriture. L’intention dominante est de témoigner des événements en tant que personnage public (une princesse de sang), de consigner sa vérité pour la postérité. L’expression personnelle reste essentiellement liée au dessein apologétique des Mémoires. Même l’histoire d’amour ne donne pas lieu à l’effusion. Moquée dans le monde, elle profite à l’image de la protagoniste dans le récit[21]. La définition de soi la plus juste est sans doute la suivante, alors que Mademoiselle refuse le nom d’« héroïne » qu’on lui prête lors de la Fronde : « Je suis d’une naissance à ne jamais rien faire que de grandeur et de hauteur en tout ce que je me mêlerai de faire […] ; j’appelle cela suivre mon inclination et suivre mon chemin ; je suis née à n’en pas prendre d’autre » (Mémoires, II, 197). Les Mémoires en sont une brillante illustration.
Université de Bretagne Occidentale
Ouvrages cités ou consultés
Barthélemy, Édouard (ed). La Galerie des portraits de S.A.R. Mademoiselle. Recueil des portraits et éloges en vers et en prose des seigneurs et dames les plus illustres de la France, la plupart composés par eux-mêmes, dédiés à S.A.R. Mademoiselle. Paris: Librairie académique Didier et Ce, 1860.
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———. Salons, History, and the Creation of 17th-Century France. Burlington, VT: Ashgate, 2006.
Beugnot, Bernard. Loin du monde et du bruit. Le discours de la retraite au XVIIe siècle. Paris: Hermann, 2015.
Cherbuliez, Juliette. The Place of Exile. Leisure Literature and the Limits of Absolutism. Lewisburg, PA: Bucknell University Press, 2005.
Cousson, Agnès. « L’Autobiographie au XVIIe siècle. » Dictionnaire de l’autobiographie. F. Simonet-Tenant et P. Lejeune, [dir.] Paris: Champion, 2017, 347-350.
Craveri, Benedetta. L’Âge de la conversation. Paris: NRF, Gallimard, 2001.
Dufour-Maître, Myriam. Les Précieuses, naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle. Paris: Champion Classiques, 2008.
Fumaroli, Marc. « Les Mémoires du XVIIe siècle au carrefour des genres en prose », XVIIe siècle, n° 94–95, 1971.
Garapon, Jean. La culture d’une princesse. Écriture et autoportrait dans l’œuvre de la Grande Mademoiselle. Paris: Champion, 2003.
———. « Mademoiselle et l’exil », Papers on French Seventeenth-Century Literature, n° 41 (1994), 344–355.
La Rochefoucauld. Réflexions ou sentences et maximes morales et réflexions diverses. L. Plazenet (éd.). Paris: Champion Classiques, 2005.
Lesne-Jaffro, Emmanuèle. La Poétique des mémoires : 1650–1685. Paris: Champion, 1996.
Lettres de Mademoiselle de Montpensier, de Mesdames de Motteville et de Montmorency, de Mademoiselle Du Pré et de Madame la marquise de Lambert, accompagnées de notices biographiques et de notes explicatives. Paris: L. Collin, 1806.
Lejeune, Philippe. Le Pacte autobiographique. Paris: Le Seuil, 1996.
Montpensier, Anne-Marie Louise d’Orléans. Mémoires de Mademoiselle de Montpensier, collationnés sur le manuscrit autographe, éd. A. Chéruel, Paris: Charpentier, 1858–1859, 4 vol.
———. Lettres de Mademoiselle à Mme de Longueville [1660], dans Mémoires de Mademoiselle de Montpensier. J. Wetstein et G. Smith, [éd.] Tome 7. Amsterdam: 1735.
———. Divers portraits. Imprimés à Caen en l’année M. DC. LIX.
Motteville, Madame de. Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour. Amsterdam: F. Changnion, 1723. Riaux [éd.], 4 vols. Paris: Charpentier, 1911.
d’Orléans, Marie, duchesse de Nemours. Mémoires. Paris: Le temps retrouvé. Mercure de France, 1990.
Sévigné, Marie du Rabutin-Chantal, Marquise de. Correspondance. R. Duchêne (éd.). Paris: La Pléiade, 1972.
Shapiro, Stephen A. « The Fall of the House of Montpensier and the Rise of Richelieu : Geographical Representation in Mademoiselle de Montpensier’s Mémoires. » Intersections: Actes du 35e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, (éd.) Faith E. Baisley et Katharine Wine, 229–236. Tübingen: G. Narr, 2005.
[1] Mademoiselle (1627–1693) est la fille aînée du premier mariage de Gaston d’Orléans avec Marie de Bourbon. Voir son autoportrait, dans la Galerie des portraits de S.A.R. Mademoiselle, qui confirme le portrait de soi donné dans les Mémoires.
[2]Mademoiselle fréquente de nombreuses Précieuses, mais elle se moque des manières affectées de certaines d’entre elles et affiche aussi un certain mépris envers celles qui sont issues de la petite aristocratie.
[3]Mademoiselle, selon Faith Beasley, « writes of herself and of historical events. As she never completely resolves the opposition between the two, Montpensier refuses absolute assimilation into either category, preferring her personally constructed space ». D’où le double destinataire des Mémoires : « This dual stance of autobiographer and historian accounts for the complex notion of a reading public inscribed in the Mémoires » : les contemporains et la postérité (Revising Memory, 86).
[4]La répétition du pronom « moi » met en avant la place privilégiée de Mademoiselle au cours de ces conversations. Le roi semble ne parler qu’à sa cousine, ignorant les autres femmes qui les accompagnent dans le carrosse (Mémoires, III, 378).
[5]Des lieux lui conviennent moins, Blois notamment dont l’air nuit à sa santé robuste.
[6]Selon J. Garapon, les Mémoires sont composés en trois temps. La première partie (1627–1659) est écrite en deux fois, à partir de janvier 1653 à Saint-Fargeau, et pendant toute cette année. Elle couvre les événements jusqu’à l'affaire de juillet 1652 ; ensuite les événements de 1652 à 1659, écrits à Luxembourg vraisemblablement en 1659. La seconde partie, écrite à Eu surtout à partir d'août 1677, relate les années 1659–1676 et la troisième partie, rédigée à Eu, Choisy ou Luxembourg à partir de 1688–1689, porte sur les années 1676–1688.
[7]Mademoiselle apprécie M. d’Epernon, son accueil, sa politesse, la grandeur qui paraît dans sa personne et sa maison, « un air de grand seigneur que personne n’a plus » (Mémoires, III 382). On note la nostalgie d’une certaine forme de sociabilité en 1677, quand elle écrit ces lignes relatives à 1659, et qu’elle vit dans une cour qui se transforme sous le règne de Louis XIV. Mademoiselle avoue sa surprise de voir le roi manger avec ses hôtes, puis s’adapte à cette nouveauté (Mémoires, III, 199).
[8]Le château d’Eu est surtout décrit pour sa situation géographique, en bord de mer, qui autorise de grandes promenades à Mademoiselle.
[9]On citera la célèbre lettre de Mme de Sévigné à M. de Coulanges, le 15 décembre 1670.
[10]Voir S. Shapiro, qui pose la question de la finalité des Mémoires : « Describe », « argue », « persuade » : « The Mémoires of Mademoiselle de Montpensier do indeed constitute a properly historical, argumentative, and analytic account », « The Fall of the House of Montpensier and the Rise of Richelieu : Geographical Representation in Mademoiselle de Montpensier’s Mémoires », 236.
[11]Le poids du regard public est sensible dans le reproche qu’elle fait à Lauzun, d’être venu au bal « tout crasseux ». Sa tenue laisse croire que Mademoiselle manque de goût et met son honneur en jeu (Mémoires, IV, 253).
[12]Par exemple la peur de Mademoiselle lors d’un spectacle de feux d’artifice sert à rappeler son courage durant la Fronde, par l’intermédiaire de la reine de Suède, surprise de cette réaction (Mémoires II, 460). Colbert est de son côté chargé de souligner l’ingratitude de Lauzun envers Mademoiselle (Mémoires,IV, 496).
[13]Le récit de la petite vérole qu’elle contracte est un autre moyen de se présenter sous un jour d’exception. Son absence d’inquiétude face à cette maladie force l’admiration de son entourage. De manière inattendue, la petite vérole profite à la beauté de Mademoiselle, faisant disparaître sa couperose naturelle. L’auteur ironise avec orgueil sur l’audace d’user d’un tel remède pour avoir le teint beau (Mémoires, I, 235).
[14]Voir l’étude de Juliette Cherbuliez sur les liens entre l’exil, la sociabilité et la production littéraire de Mademoiselle : « If banishment is meant to create a space of exile that is unnamed, unimaginable, uncharted territory, resistance to it is to be found in the act of naming, mapping, and giving social meaning to that space. » « Through strategies of construction and diversion, Montpensier established a court in exile, for which architecture and writing became two analogous modes of creation », The Place of Exile, 45 et 51. Elle ajoute : « Building is a distractive diversion, a constructive amusement, and a means toward securing and defining territory. Saint-Fargeau is a literal construction of sovereignty. »
[15]Il distingue plusieurs voies de culture : les décors peints, le ballet de cour, les conversations des salons, dont l’hôtel de Rambouillet, qui joue un rôle majeur.
[16]Faith Beasley note ceci sur la portée autobiographique des Mémoires : « The autobiographical content possesses added significance when it is viewed within the general authorial strategy of the Mémoires. In her text, the duchess not only recounts her particular story, but she also subjectively constructs a utopian ‘Portrait de la princesse’ to rival the portrait of her cousin Louis XIV. She goes one step further and portrays herself as a monarch in her own right, thus reinforcing the usurpation she establishes through literary means by placing herself at the center of her history. In Montpensier’s textual translation of her past, she in fact transforms historical reality, and the result is a subversive form of political commentary », Revising Memory, 123–124.
[17]Voir le repas festif chez Mme Bouthillier, lors du départ en exil après la Fronde,Mémoires, II, 209.
[18]En 1674, à l’occasion d’un voyage avec le roi et la reine par exemple. Mademoiselle apprécie sa chambre en terre, dont le plafond est si bas qu’il faut enfoncer le lit dans le sol pour laisser un peu d’espace. L’anecdote vise une fois de plus à mettre en avant la capacité du personnage à s’amuser de tout, quand les autres femmes se plaignent. Mademoiselle affirme dormir là aussi bien qu’à Luxembourg (Mémoires, IV, 366).
[19]Le masque est omniprésent dans le texte. Au bal, il est un travestissement à la mode. Il devient un jeu lors du voyage en exil à Saint-Fargeau. Mademoiselle joue à cacher son identité à plusieurs reprises. Sa rencontre avec le jacobin donne lieu à un portrait de soi indirect par celui qui ne l’a pas reconnue, et dont il fait un vif éloge (Mémoires, II, 211–213).
[20]Les deux femmes relativisent le bonheur de la cour et discutent de « solitude » et de « désert ». Elles évoquent un lieu idyllique où l’amour n’aurait pas sa place (exclusion qui rappelle la conception platonique de l’amour de la préciosité) ni les intrigues de cour. Sur le bonheur de la vie retirée, voir la lettre de Mademoiselle à Mme de Motteville, à Saint-Jean-de-Luz, le 14 mai 1660, qui établit un lien entre le lieu de la conversation (le bord de la mer), la méditation et la rêverie. Selon Bernard Beugnot, on retrouve le goût de la pastorale qui caractérise Saint-Fargeau (Loin du monde et du bruit, 109–110). Le Recueil des portraits de Mademoiselle montre que le goût de la solitude intervient pour juger de la beauté d’une âme, et dans la Galerie des peintures… la rêverie est un signe d’élection de l’esprit (Beugnot, ibid.,175 et 193).
[21]Mademoiselle se distingue des Bourbon par son refus de la « bagatelle ». L’histoire d’amour avec Lauzun se réduit à un récit essentiellement factuel, en raison du refus de l’épanchement de l’auteur. L’influence des romans oriente la représentation de soi en femme amoureuse désespérée, mais on ne trouve pas d’allusion à la première rencontre, ni de scène de baiser ou d’échange d’objets de galanterie. Mademoiselle rapporte sans la commenter la rumeur de son mariage secret avec Lauzun.