Ruses et stratégies discursives dans L’Ecole des Maris

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A l’instar du Sganarelle de La Jalousie du Barbouillé, le protagoniste de L’Ecole des Maris, s’il exerce sur autrui un pouvoir discursif tyran­nique, s’avère quasiment incapable de toute réelle communication.  Répu­gnant à tout dialogue, il se livre à une communication oblique, c'est-à-dire, né­faste à ses intérêts.  Révélant sans le savoir le message caché d’Isabelle, son discours se montre contrôlé par les démarches de sa pupille.  Après son dysfonctionnement verbal où « la dupe » se laisse diriger par Ergaste et Valère (I, 3), Sganarelle s’engage, en fait, dans une série de fausses pistes puisqu’il se charge volontairement de faire les échanges des deux amants.  Son ignorance des jeux de sens qui se livrent à sa barbe l’entraîne dans un engrenage de malentendus et l’enferme de plus en plus dans son erreur comique.  Se trouvant dans un état perpétuel de dissonance cogni­tive dans ses rapports avec autrui, il finit par devenir sans le vouloir et sans le savoir le porte-voix d’une parfaite communication entre les amants. On peut considérer le protagoniste, en effet, comme le messager de ses propres mésaventures.  A la différence du cas d’Arnolphe, la compli­cité de Sganarelle dans les démarches entreprises par Isabelle s’avère, de toute évidence, inconsciente jusqu’à la fin de la pièce.[1]

Il va de soi que la mise en rapport du protagoniste et d’Isabelle est intime­ment liée à la corrélation entre les multiples ruses et les diverses stratégies discursives qui s’opèrent dans cette comédie.  Avant d’examiner l’interaction entre ces deux éléments, il convient de s’interroger sur les composantes principales de la personnalité de Sganarelle, ainsi que son rapport paradoxal avec son frère.

S’inscrivant dans le « cycle du cocuage » des pièces moliéresques écrites entre 1660 et 1662, L’Ecole des Maris valorise le triomphe de la ruse féminine sur la crédule vanité de l’homme.[2]  On ne saurait trop insis­ter sur la mise en ridicule, chez Molière, des figures patriarcales et despo­tiques, et Sganarelle incarne là encore le prototype du mari infortuné érigé en objet de risée collective.[3]  Fondée sur le mécanisme de ses gestes, sa stylisation farcesque renvoie à une série de tours d’adresse remontant à la tradition de la commedia dell’arte, et il va de soi qu’Isabelle parvient à « farcer » Sganarelle sans relâche.  On s’aperçoit alors que l’esthétique de la farce privilégie l’enchaînement logique des fourberies tout en faisant de la ruse la stratégie suprême.  Désireux d’échapper à l’ignominie des cornes, Sganarelle se présente en doctrinaire qui se leurre dans la mesure où il croit à l’idéal d’un mariage hors risque.[4]  Condamnant l’influence diabolique sous-jacente au désir d’Isabelle, ce tuteur misogyne s’applique à isoler sa femme de la société afin de la transformer en modèle parfait de la docilité féminine.  D’après sa vision d’une domesticité bourgeoise, la femme se trouve réduite au stade d’objet et doit rester prisonnière de son espace domestique.  Séquestrer Isabelle, c’est, pour lui, la sauver des tenta­tions de la vie mondaine.  Sganarelle entend que son futur ménage soit fondé sur deux contraintes : la surveillance étroite de la femme et l’obligation qu’elle reste à la maison.  Le rôle de sa future épouse consis­tera à se préoccuper exclusivement des soins du ménage.  Mû par l’instinct du propriétaire et par la conviction de son droit moral, le protagoniste vise à exercer sur Isabelle une maîtrise absolue.  Refusant à sa femme toute prérogative, il la condamne sans scrupule à une existence dépourvue de plaisir.

Son but primordial se ramène à l’assujettissement de sa conjointe, ob­jet qu’il convient à ses yeux de maintenir dans l’obéissance.  Affirmant abusivement sa revendication politique sur une loi morale, il recourt à un lexique absolutiste car il vise avant tout à « gouverner » et à « régir » sa pupille (vv. 107–108).   Autocratique, il impose silence à Isabelle et sa sœur (vv. 129–132).  Son autoritarisme se manifestant dans le domaine paternel aussi bien que dans le domaine conjugal, il joue sur les deux re­gistres et, de ce fait, s’approprie ces deux rôles à son profit.  Aussi Sganarelle refuse-t-il à son épouse toute autonomie, autant dire, la liberté même de grandir : elle restera, pour lui, « aussi soumise en tant que femme qu’elle a été en tant que fille » (Sörman 55).  Ne s’applique-t-il pas ainsi à prolonger le rapport de dépendance qui le rattache à Isabelle ?  Le système pa­triarcal postule, après tout, que la garde d’une fille par son père donne lieu à la garde d’une femme par son mari, mais ici, le protagoniste prend cette règle à l’extrême.  Enfin, vivant dans la crainte d’être dépossédé de son autorité, Sganarelle s’avère une des figures les plus despotiques du théâtre de Molière.[5]

Aux antipodes de cette conception répressive du mariage se trouve la vi­sion libre d’Ariste, frère de Sganarelle et tuteur de la sœur d’Isabelle, Léonor.  Partisan de l’autonomie de la femme, il envisage le mariage comme une obligation librement consentie.  Faisant preuve de tendresse et de générosité à l’égard de Léonor, il adopte une morale de plaisir s’accordant avec les valeurs de la jeunesse.  En prônant l’idéal de « l’école du monde » (v. 181), Ariste met en avant la valeur civilisatrice de la so­ciété.  Plus précisément, il illustre une norme d’ordre comportemental sous-jacente au code de l’honnêteté mondaine propre aux années 1660 : la mondanité offre, pour lui, le meilleur apprentissage sentimental.  Témoi­gnant d’une jeunesse de cœur  (v. 174), il soutient alors pour la femme un idéal de réalisation de soi.  Encore faut-il reconnaître que ce premier représen­tant des raisonneurs dans la comédie moliéresque se heurte à des li­mites discursives puisqu’il n’a guère l’occasion ni la volonté de dévelop­per des idées.[6]

Il importe de noter que les deux frères se situent à divers stades de la vieil­lesse.  Dans le cas de Sganarelle, on a affaire à un barbon de quarante ans qui désire épouser une fille mineure.  La démarche d’Ariste est bien plus paradoxale puisqu’il s’agit d’un sexagénaire qui espère se marier avec une fille de quarante ans plus jeune.  La disproportion d’âges propre à cette union ne manque pas d’être problématique, et il convient de faire remar­quer qu’Ariste s’oppose, en principe, aux mésalliances (vv. 205–208).  Toutefois, ne se faisant aucune illusion sur son âge, ce sexagénaire respecte le droit de Léonor dans son choix de mari.  Accordant à sa future épouse sa confiance et la liberté de se comporter à son gré, il échappe à la définition traditionnelle du senex amans.  Mais le « raisonnable » Ariste ne se trouve-t-il pas aux marges de ce qui est accepté par la communauté de ce temps ?  Ne s’avère-t-il pas, par ailleurs, sensible à une pulsion de mort ?

C’est un étrange fait du soin que vous prenez
A me venir toujours jeter mon âge au nez.
Et qu’il faille qu’en moi sans cesse je vous voie
Blâmer l’ajustement aussi bien que la joie :
Comme si, condamnée à ne plus rien chérir,
La vieillesse devait ne songer qu’à mourir. (vv. 57–62)

Si l’on admet que la femme au XVIIème siècle se trouvait légalement vul­nérable devant l’autorité parentale ou conjugale, L’Ecole des Maris met en évidence un problème socio-culturel de premier ordre, à savoir, le ma­riage par contrainte ; le choix de se marier, chez Sganarelle, repose sur une volonté de dominer l’épouse par le devoir et l’ignorance.  Dans la mesure où Isabelle et Léonor sont des orphelines mises sous la charge judiciaire de Sganarelle et d’Ariste, les deux frères ont des devoirs  paternels à leur égard.  La responsabilité primordiale du tuteur consiste à veiller sur un mi­neur, à gérer ses biens et à le représenter, voire même le protéger sur le plan juridique.[7]Les frères tuteurs doivent alors, en principe, exercer une autorité morale sur les filles et les préparer à la vie conjugale.  Cependant, égoïste entêté, et soucieux d’affirmer ses droits juridiques, Sganarelle pro­fite de son autorité de tuteur en visant à exploiter la « pleine puissance » du contrat dressé par le père des deux sœurs :

Elles sont sans parents, et notre ami leur père
Nous commit leur conduite à son heure dernière.
Et, nous chargeant tous deux, ou de les épouser,
Ou, sur notre refus, un jour d’en disposer,
Sur elles, par contrat, nous sut dès leur enfance
Et de père et d’époux donner pleine puissance ! (vv. 99–104) 

Instrument de la légalité bourgeoise, le contrat va lui permettre de bénéfi­cier de la fortune d’Isabelle en saisissant vraisemblablement sa dot.  Fi­gure paternelle par excellence, Sganarelle se veut ainsi le détenteur et le dispensateur des biens d’Isabelle.  Désireux de s’emparer de la propriété légale de la génération à venir, il risque ironiquement de se faire le man­geur d’héritages de ses propres enfants.  Par ailleurs, son désir de puis­sance se double d’une avarice qui le pousse à lui refuser un serviteur (I, 2, 4), des divertissements mondains (I, 2) et des vêtements de luxe (II, 6).

Outre sa disposition atrabilaire, son manque de civilité, son opiniâtreté et son excentricité, le défaut de caractère principal du protagoniste, c’est sa tendance à se croire le seul détenteur de la vérité, s’opposant par là à tous les autres personnages de la pièce.  Tenant avant tout à avoir raison contre tous, il se dresse spectaculairement contre le monde.  Ce barbon revêche entend vivre à tout prix en fonction de sa « fantaisie » (v. 116), c’est-à-dire, selon les appels impérieux d’une imagination qu’il croit infail­lible et dont il se fait une raison.  S’il s’oppose systématiquement au plai­sir et à la liberté de sa pupille, c’est qu’il souscrit à une vision prescrip­tive de l’éducation, vision qui relève d’une morale archaïque et austère.  La rigueur de cette morale évoquant celle de Mme Pernelle dans Tartuffe, Sganarelle s’avère un doctrinaire au-delà de tout reproche.  Son ensemble de croyances personnelles, qu’il ne remet jamais en question, s’apparente à la « méthode » péremptoire qui sera reprise et perfectionnée par Arnolphe.  Ainsi, il a accepté une fois pour toutes la sagesse inalté­rable de la Tradition :

Quoi qu’il en soit, je suis attaché fortement
A ne démordre point de mon habillement.
Je veux une coiffure, en dépit de la mode,
Sous qui toute ma tête ait un abri commode ;
Un bon pourpoint bien long, et fermé comme il faut,
Qui, pour bien digérer, tienne l’estomac chaud ;
Un haut-de-chausses fait justement pour ma cuisse ;
Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice,
Ainsi qu’en ont usé sagement nos aïeux. (vv. 65–73)

S’inscrivant en faux contre l’apparence extérieure des « damoiseaux », il témoigne d’une (im)posture en portant des habits démodés.  De surcroît, se heurtant par principe au changement et à l’évolution sociale, le barbon quadragénaire s’insère psychologiquement dans la vieillesse, c’est-à-dire, dans les anciennes mentalités.  Enfermé dans le passé, il s’insurge contre les mœurs contemporaines.  Aussi se montre-t-il désadapté au sein de l’univers de l’honnêteté mondaine : il apparaît comme une figure margi­nale et donc ridicule par rapport aux valeurs socio-culturelles de la Cour.  Non-conformiste, Sganarelle répugne à intérioriser les normes du groupe social dont il est membre.  Féru des modes périmées, il s’oppose aux tra­vers humains de son époque.  Bref, il fonde son individualité sur son vœu de se désolidariser d’autrui.  Son non-conformisme aboutit, en fait, à une prise de position idéologique : « Sagesse autoritaire sur fond de mé­fiance … » ; il s’agit, plus précisément, de « l’ancien fond de la sagesse gauloise. »[8]  A en croire Bénichou, le tyran domestique est une des représenta­tions du bourgeois ridicule au XVIIème siècle.[9]

Conformément à d’autres « imaginaires » moliéresques qui ne parvien­nent pas à s’accommoder à la réalité (Alceste, Orgon, M. Jourdain), Sgana­relle défend, lui seul, les normes socio-culturelles propres à « l’ancienne honnêteté » (v. 270).  Prisonnier de ses convictions rétro­grades, il répugne à la vie urbaine et s’en tient à un idéal de rusticité suran­née (vv. 259–262).  Ce nostalgique bizarre raille non seulement les modes vestimentaires d’Ariste, qu’il tient pour artificielles, mais il présente sa morale réactionnaire comme supérieure à celle, nettement moderne, de son frère.  Dans la mesure où il sombre dans un « tort idéologique » qui s’oppose aux valeurs plus libertaires,[10]on peut estimer que le débat sur l’éducation et le mariage dans lequel il s’engage avec Ariste (I, 1, 2) se ramène à une sorte de querelle farcesque entre anciens et modernes.  A cela s’ajoute, chez Sganarelle, son refus catégorique des agréments mon­dains, du bel esprit des salons, et de toute forme de civilité qui font partie intégrante du code galant des années 1660.  Son refus de dialoguer avec autrui témoigne, enfin, de sa solitude et, par là, du décalage entre sa per­sonne et les impératifs du code de la sociabilité honnête.[11]

Le sexe féminin relevant, pour Sganarelle, d’une nature parfaitement im­prévisible, il se trouve contraint de le maîtriser.[12]  S’il tyrannise Isa­belle, c’est qu’il l’envisage sous forme de bête et entend la maintenir dans son statut d’enfant afin de la transformer en esclave domestique et obéis­sante.[13]  Connaissant pleinement les idées rétrogrades et le caractère routinier de son tuteur, Isabelle profite de ses limites perceptives et com­prend sans peine que ses réactions, étant parfaitement prévisibles, elle se trouve en mesure de les exploiter.  Ironiquement, c’est elle qui inspire en lui une obéissance ponctuelle.  Aussi se drape-t-elle dans un manteau d’honneur pour empêcher qu’il lise le billet doux qu’elle entend qu’il trans­mette lui-même à Valère :          

Lui voulez-vous donner à croire que c’est moi ?
Une fille d’honneur doit toujours se défendre
De lire les billets qu’un homme lui fait rendre (vv. 482–484)

Vivant sous la sévère tutelle de Sganarelle et enfermée au logis, Isabelle n’a aucun accès au monde extérieur  et ne peut que communiquer par procura­tion, à savoir, par le biais de son tuteur.  Sa stratégie discursive lui per­mettant de se concerter avec son amant Valère, elle se livre à une série d’improvisations destinées à tromper Sganarelle et à le faire agir contraire­ment à ses intérêts.  Que ce soit le dysfonctionnement verbal du tuteur face à Valère (I, 3), le billet d’Isabelle (II, 3) ou le projet de l’enlèvement (II, 7), le protagoniste excelle dans son rôle de messager en ce sens qu’il re­prend à merveille les propos des amants.  C’est lui qui prend l’initiative dans ces  trois démarches.

Mal mariée potentielle, Isabelle s’applique avant tout à échapper à « cet hymen fatal » (v. 804), en particulier grâce à une série de stratagèmes re­levant du registre discursif.  Exploiter la crédulité de Sganarelle, c’est la seule voie par laquelle cette individualité courageuse et résolue pourra échap­per à la tyrannie de son « futur mari ».  Aussi se proclame-t-elle justifiée, dans un aparté, de se révolter contre son autorité :

Je fais, pour une fille, un projet bien hardi ;
Mais l’injuste rigueur dont envers moi l’on use
Dans tout esprit bien fait me servira d’excuse. (vv. 366–368)

L’autoritarisme de son tuteur oblige Isabelle, de toute évidence, à recourir à diverses formes de communication voilée.  C’est elle qui, à partir de l’Acte II, déclenche avec habileté la série de messages destinés à lui per­mettre de sortir de son isolement.  A la différence d’Ariste et Léonor, qui s’entretiennent librement, Isabelle se trouve contrainte de garder le silence devant Sganarelle, mais son silence lui sert, de toute évidence, de piège.  En fait, le mutisme des amants rend compte du rôle comiquement discursif du protagoniste.  Plus précisément, le discours oblique d’Isabelle et Valère a pour but de transformer Sganarelle en moyen principal de la communica­tion dans L’Ecole des Maris.[14]  Douée d’une finesse exception­nelle, Isabelle excelle à feindre une diversité d’émotions (colère, tendresse, etc.) afin de manipuler son tuteur à son gré.

Lors d’une scène où les amants se communiquent grâce à un discours codé, elle s’applique à faire accroire à son tuteur de sa pudeur naturelle et de son désir de l’épouser en se réfugiant dans une attitude de fausse mod­estie (II, 9, vv. 757–759).   Elle feint aussi d’être offensée par les démarches de Valère, qui serait en train d’organiser un enlèvement (vv. 666–667).  De surcroît, il faut tenir compte ici du rôle de l’intonation et des gestes dans le réseau communicatif de la pièce.  Porteur des messages d’Isabelle et des réponses de Valère, Sganarelle se trouve toujours dans un va-et-vient continu, et ses divers déplacements prennent, sans qu’il le sa­che, une dimension communicative au cours des Actes II et III.  Quant à Isabelle, elle s’adonne à un travail constant de comédienne puisqu’il lui est im­possible de dire la vérité à son tuteur.[15]  Mû par une confiance inébran­lable de la validité de sa méthode pédagogique et par un optimisme béat, Sganarelle se croit  aimé – on songe au cas d’Alceste[16] – et il loue la vertu féminine de celle qu’il entend être sa femme (v. 494).  Dans cette perspec­tive, il pousse son illusion au niveau de l’invraisemblable quand il prend en pitié son rival Valère, qu’il considère comme un « pauvre malheureux » (v. 590).

Tout se passe comme si le protagoniste souffrait d’une déficience cogni­tive : il répète les mots qu’on lui souffle sans s’apercevoir de la por­tée de son message.  En proie à une redondance bouffonne, il reprend les propos d’Isabelle et les transmet séance tenante à Valère.  Sa lourdeur congé­nitale tient sans doute à une tournure d’esprit littérale, c’est-à-dire, à ses limites perceptives.  Bref, chez lui, la faculté de la dénotation l’emporte nettement sur celle de la connotation.  Sganarelle prend ironique­ment l’initiative de l’échange dans la pièce, mais on a affaire, en définitive, à une fausse communication.  Le monologue incessant auquel se livre ce barbon ainsi que son incapacité à tenir sa langue le prédisposent à l’échec.  Aussi finit-il par communiquer à Isabelle les compliments de Valère (II, 7).  Son aliénation du monde peut s’expliquer, enfin, par cet état de décalage linguistique dans lequel il s’enferme.  Sganarelle s’avère donc constamment être à côté de la plaque.  Outre le spectacle comique du « metteur en scène mis en scène, » l’enlèvement illustre une mise en abyme de la fourberie : Isabelle fait semblant d’être Léonor qui, à son tour, feint d’être Isabelle dans un quiproquo poussé à l’extrême (III, 3).

On a souvent dit, et à juste titre, que L’Ecole des Maris met en évi­dence l’affrontement de deux caractères antinomiques qui laisse transparaître l’opposition systématique entre la philosophie conjugale d’Ariste, fondée sur la liberté de Léonor, et la vision patriarcale et rétro­grade de Sganarelle, fondée sur la contrainte.  Le jeu moliéresque entre la lucidité et l’aveuglement s’inscrit, en plus, dans cette dialectique. Il im­porte, à cet égard, de tenir compte de la perspective critique de M. Koppisch, qui envisage Sganarelle et Ariste comme des « frères ennemis » marqués par une concurrence réelle.[17]  Ainsi, contrairement à son frère, Ariste incarne un idéal bourgeois libéral et bien plus sensé.  Jouissant d’un rapport affectueux avec Léonor, il s’adresse à son cœur (v. 174).  Par ail­leurs, il dispose d’une dot de « quatre mille écus de rente bien venants » (v. 201) (= au moins 12,000 livres), une somme conséquente à l’époque.  Son libéralisme tend à une dépense en vêtements féminins et en divertisse­ments mondains.  Préconisant l’idéal d’une éducation dans le monde, Léo­nor s’accorde avec sa prise de position en faveur des idées nouvelles.  A la fa­culté, chez Ariste, de s’accommoder de toute situation et à son goût de la mé­sothèse (vv. 43–46) s’ajoute sa croyance profonde à l’influence fonda­trice de la vie sociale et à la notion primordiale que tout être humain doit pouvoir échapper à la maîtrise d’autrui.[18]  Si Sganarelle prend plaisir à ridiculi­ser les préceptes de son frère aîné et à faire preuve d’une malveil­lance cynique à son égard, c’est qu’il se croit plus habile que lui.  Sa raillerie témoigne de sa volonté de justifier sa vision « éducative, » c’est-à-dire, se faire valoir par rapport à Ariste.  Mû par un sentiment de rivalité fraternelle, il s’applique à triompher sur lui en lui faisant la leçon.  C’est ainsi qu’il s’évertue, avant même le mariage, à trouver Léonor en flagrant délit d’adultère afin de faire éclater aux yeux d’Ariste son déshonneur (III, 2, 5).

La mise en évidence farcesque de la pièce réside dans le fait que Sgana­relle finit par être la victime d’une ruse qu’il a lui-même entretenue.  Là où il s’imagine « le vrai maître du jeu, » il ignore totalement qu’il se fait l’objet d’une machination continue.[19]  L’exemplarité de cette dupe perpétuelle provient, enfin, de sa crédulité démesurée.  Il convient alors, en fin de compte, de s’interroger sur le dénouement de L’Ecole des Maris.  En effet, ce héros de la farce reste entièrement dépourvu de conscience jusqu’à la dernière scène (III, 9), qui va mettre en valeur la déconfiture finale de Sganarelle : la collectivité des personnages assiste à son échec définitif.  Prenant conscience d’avoir été floué, il éclate d’une rage hai­neuse et renonce à « ce sexe trompeur » en connivence avec le Diable (v. 1109).  Il va de soi qu’il préfère accuser le monde au lieu de se remettre en cause.  Sa retraite finale fait ressortir sa solitude réelle ainsi que la faillite de sa vision étriquée du monde.  Prisonnier de son destin comique, il s’avère prédestiné à subir des malheurs conjugaux.  Au lieu de mener à bien son projet éducatif, le protagoniste finit par être l’objet de la leçon didactique de cette comédie.  Abusif, il ne mérite pas la pitié d’autrui (vv. 1093–1094).  S’adressant au parterre, Lisette justifie ce châtiment exem­plaire en signalant que l’école du monde prend pour tâche de civiliser les « maris loups-garous » (v. 1114).  L’expulsion finale du protagoniste s’explique, en dernier ressort, par l’impossibilité radicale de le socialiser : sa bêtise s’avère irrémédiablement incorrigible.[20]

University of Memphis


 

 

Ouvrages cités

Baschera, M. Théâtralité dans l’œuvre  de Molière. Tübingen : Gunter Narr, 1998. 

Bénichou, P. Morales du Grand Siècle.  Paris : Gallimard, 1948.  

Domat, J. Les Lois civiles dans leur ordre naturel, 3 vols.  Paris : Michel, 1696–1697.

Forestier, G.  Molière en son  temps. Paris : Bordas, 1990.

Gaines, James.  Social Structures in Molière’s Theater. Columbus, OH: Ohio State University Press, 1984.

Gutwirth, M.  Molière ou l’invention comique. Paris : Minard, 1966.

Hawcroft, M.  Molière : Reasoning with Fools. Oxford: Oxford University Press, 2007.

Koppisch, M.  Rivalry and the Disruption of Order in Molière’s Theater. Teaneck, NJ: Fairleigh Dickinson University Press, 2004.

McBride, R.  Seventeenth-Century French Drama and Thought. Totowa, N.J.: Rowman & Littlefield, 1979.

Morel, J.  « Molière et les honnêtes gens. » Agréables Mensonges » Es­sais sur le théâtre français. Paris : Klincksieck, 1991, 277–288.

Rey-Flaud, B.  Molière et la farce. Genève : Droz, 1996.

Riggs, Larry. Molière and Modernity. Charlottesville, VA: Rookwood Press, 2005. 

Scherer, J. « La Communication dans L’Ecole des Maris, » L’Art du théâtre. Mélanges en hommage à Robert Garapon, Paris : PUF (1992), 211–216.

Sörman, R. Savoir et économie dans l’œuvre  de Molière. Uppsala : Acta Universitatis Upsaliensis, 2001

Steigerwald, J. « De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropria­tions de l’Arioste par Molière [L’Ecole des maris, L’Ecole des femmes, La Critique de l’Ecole des femmes] », Papers on French Se­venteenth-Century Literature, XL, 79 (2013), 337–361.

Stenzel , H. « Ecriture comique et remise en ordre politique : Molière en 1661. » R. Duchêne et al, éds., Ordre et contestation au temps des clas­siques. Paris : Biblio 17, 1992, 87–98.

Thirouin, L. « Cocus et philosophes (aux Ecoles de Molière), » in Mariage des corps, mariage des esprits. Lyon: Université Lumière Lyon 2, GRAC (UMR 5037), septembre 2009.

Waterson, Karolyn. Molière et l’autorité. Structures sociales, structures comiques.   Lexington, KY :  French Forum, 1976.


[1]Voir sur ce point, G. Forestier, Molière en son  temps, (Paris : Bordas, 1990), 75.

[2]R. Sörman, Savoir et économie dans l’œuvre  de Molière, (Uppsala : Acta Universitatis Upsaliensis, 2001), 53.

[3]Sganarelle s’apparente à l’ensemble des « mauvais pères » dans le théâtre de Molière, comme  Gorgibus, Orgon, Harpagon et en quelque sorte, Arnolphe.  Voir L. Thirouin, « Cocus et philosophes (aux Ecoles de Molière), » in Mariage des corps, mariage des esprits, Université Lumière Lyon 2, GRAC (UMR 5037), septembre 2009.

[4]Voir, à cet égard, M. Baschera, Théâtralité dans l’œuvre  de Molière, (Tübingen, Gunter Narr, 1998), 88. Voir également M. Gutwirth, Molière ou l’invention comique, (Paris : Minard, 1966), 93.

[5]Voir à ce propos K. Waterson , Molière et l’autorité, (Lexington, KY, French Forum, 1976), 49.

[6] Se reporter, à ce propos, à  R. McBride,  Seventeenth-Century French Drama and Thought, (Totowa, N.J.: Rowman & Littlefield, 1979), 76. Voir aussi M. Hawcroft, Molière : Reasoning with Fools, (Oxford, Oxford University Press, 2007), chapitre 2.

[7]J. Gaines insiste sur la démarche frauduleuse de la tutelle qu’exerce Sganarelle sur Isabelle en s’en remettant à la définition juridique de Jean Domat, juriconsulte éminent de « l’engagement involontaire » : « Celui qui est appelé à une tutelle est obligé, indépendamment de volonté, à tenir lieu de père à l’orphelin qu’on met sous sa charge » (Les Lois civiles dans leur ordre naturel, 2, vi, 147-61 [1690-1697], cité dans Social Structures in Molière’s Theater, [Columbus, Ohio State University Press, 1984], 76, note #31).  Voir aussi, sur ce point, M. Gutwirth, Molière et l’invention comique et « Arnolphe et Horace, » L’Esprit Créateur, VI (1966), 188-196.

[8]M. Gutwirth, « Arnolphe et Horace, » 189.

[9]Morales du Grand Siècle, (Paris, Gallimard, 1948),  176 .

[10]H. Stenzel , « Ecriture comique et remise en ordre politique : Molière en 1661, » in Ordre et contestation au temps des classiques, éds. R. Duchêne et al., (Paris : Biblio 17, 1992), 89 .

[11]Selon J. Morel, Sganarelle “s’impose à lui-même une solitude à peu près totale » (« Molière et les honnêtes gens, » Agréables Mensonges, [Paris, Klincksieck,1991], 284).  Dans cette perspective, la posture moraliste d’Arsinoé et son « faux voile de prude » (Le Misanthrope, v. 861) finissent par la détacher du code de l’honnêteté cher à Ariste et lui fait souffrir, d’après Célimène, une « affreuse solitude » (v. 862).

[12] Voir L. Riggs, Molière and Modernity (Charlottesville, VA.: Rookwood Press, 2005), 16.  

[13]Raillant contre l’inutilité des précautions prises par des maris autoritaires  contre la menace du cocuage, Lisette, la servante de Léonor et le porte-parole d’une sagesse populaire, soutient que l’intelligence des femmes libres leur permet de réduire de tels maris au rang des bêtes :

Pensez-vous, après tout, que ces précautions       
Servent de quelque obstacle à nos intentions ?    
Et, quand nous nous mettons quelque chose à la tête,       
Que l’homme le plus fin ne soit pas une bête ? (vv. 159–162)

[14]Voir J. Scherer, « La Communication dans L’Ecole des Maris, » L’Art du théâtre. Mélanges en hommage à Robert Garapon, (Paris, PUF, 1992),  213.

[15]Cette aptitude de dire la vérité sous forme de mensonge se manifeste avec vigueur dans Tartuffe, lorsque le faux dévot se livre devant Orgon à un auto-portrait fouillé :

Non, non, vous vous laissez tromper à l’apparence,          
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.        
Tout le monde me prend pour un homme de bien ;          
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien. (vv. 1097-1100)

[16] A l’affirmation d’Alceste, fondée sur l’illusion (« Je ne l’aimerais pas si je ne  croyais l’être » [Le Misanthrope, v. 237], correspond la mise en garde célèbre d’Elmire dans Tartuffe  : « … on est aisément dupé par ce qu’on aime » (v. 1357).

[17] Rivalry and the Disruption of Order in Molière’s Theatre, (Teaneck, N.J.: Fairleigh Dickinson University Press, 2004).

[18]Afin d’illustrer l’antagonisme entre Sganarelle et Ariste, J. Steigerwald s’applique à mettre en évidence non seulement la dimension relationnelle des deux frères et des deux sœurs orphelines (Isabelle et Léonor), mais aussi, dans l’intrigue, « la relation maison-parenté-sexualité » (« De la comédie érudite à la comédie de salon : Les appropriations de l’Arioste par Molière [L’Ecole des maris, L’Ecole des femmes, La Critique de l’Ecole des femmes] »), Papers on French Seventeenth-Century Literature, XL, 79 [2013], 344.)  Dans cette optique, là où Ariste s’avère partisan d’une notion progressive de la « maison ouverte, » Sganarelle apparaît comme le représentant désuet de la « maison fermée. »

[19]Voir à ce sujet B. Rey-Flaud, Molière et la farce, (Genève, Droz, 1996), 91.

[20]Je tiens à remercier Denis Grélé de ses excellentes observations au cours de l’élaboration de cet essai.

Author: 
Ralph Albanese
Article Citation: 
XVI, 1 (2015): 35–47
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