« L’homme est d’abord un projet qui se vit
subjectivement au lieu d’être une mousse,
une pourriture ou un chou-fleur. Rien n’existe
préalablement. Rien n’est au ciel intelligible, et
l’homme est d'abord ce q’il aura projeté d’être. »
(Sartre, L’Existentialisme est un humanisme[1])
[1] P. 30 dans l’édition du cinquantenaire (Paris, Gallimard, 1996).
Si le Don Juan de Molière n’a guère de mémoire, en ce qui concerne ses devoirs conjugaux, il aurait en revanche un « projet » — un seul, il faut bien le préciser — mais un projet tout de même[1]. Ce projet, rappelons-le, consiste à enlever une « jeune fiancée » à son promis, le jour même de leurs noces, et pour ce faire, Don Juan a apparemment réquisitionné une « barque » et un équipage[2]. Or, le premier entracte de la pièce réserve au grand séducteur une mauvaise surprise, puisqu’une tempête survient en mer, et fait échouer son embarcation avant même qu’il puisse atteindre son objectif. Aussi bien au sens propre qu’au sens figuré, le seul et unique projet du protagoniste tombe donc à l’eau.
Certes, comme le disait si méchamment Pascal au sujet des Mémoires de Montaigne, tout projet empreint d’un tant soit peu d’amour-propre a plus facilement tendance à se traduire en sottise[3]. Et d’ici que la sottise se traduise elle-même en un projet qui capote, il n’y aurait alors qu’un pas ou, dans le cas de Don Juan, qu’une brève traversée. Cependant, réduire « l’épouseur du genre humain » à l’échec de son unique projet serait peut-être lire le texte de Molière de manière un peu trop littérale. Car, comme le rappelle un anthropologue contemporain, le terme de « projet », tel que nous l’entendons aujourd’hui, tarde à se faire accepter dans la langue française[4]. Même à la fin du Grand Siècle, les deux grands dictionnaires de l’époque lui imposent encore, comme première acception, le synonyme de « dessein »[5]. Or, c’est précisément ce dessein qui, si l’on s’y penche de plus près, caractérise plus exactement le « grand seigneur méchant homme ». Avec onze emplois du vocable dans l’intégralité de la pièce, dont huit s’appliquant directement au protagoniste, et cinq dans le dernier acte, le Don Juan moliéresque reste de facto l’homme du « dessein ». Autrement dit, quel que soit l’insuccès de son projet initial, l’aventurier des cœurs demeure jusqu’à la fin comme une figure de proue pour une humanité résolument tournée vers son avenir.
L’ironie du sort, bien entendu, veut que même cette ultime résurgence du projet donjuanesque ne finisse pas plus à dessein que le projet initial d’enlèvement. En effet, Dom Juan est la seule pièce de Molière qui, faut-il bien le rappeler, se termine explicitement par une mort de son protagoniste[6]. Ceci dit, cette ironie se dissout assez rapidement dans la plus grande ironie, tragique cette fois, de la condition humaine, et l’on en oublie alors trop facilement combien cette première ironie (du sort) en cachait une précédente, elle-même beaucoup plus discrète, de situation. Car il ne faudrait tout de même pas oublier que le dernier « dessein » de Don Juan, celui de se convertir en un autre Tartuffe, ne lui appartient pas plus que ne lui appartenait le « projet » de « conquête amoureuse », lui-même d’emblée calqué sur les visées impérialistes d’« Alexandre » le Grand[7]. Il appartient certes à Molière qui, en 1665, souffre encore cruellement de l’interdiction de son Tartuffe l’année précédente, et souhaiterait plus que jamais régler son compte à la Cabale des dévots. Mais il appartient davantage à la femme qui, par son tour de force aussi dramatique que rhétorique, lui a ouvert la voie de l’hypocrisie religieuse. Ce dernier projet donjuanesque, il appartient in fine à Elvire, puisque c’est en la « sœur » de Don Carlos qu’il reconnaît la similarité du « dessein »[8]. L’ironie situationnelle de Don Juan serait donc de reconnaître combien même ses projets de domination les plus cyniques ne relèvent en rien d’une hyper-virilité conquérante, mais qu’ils se résument en fait à un mimétisme de stratégies manipulatrices à l’origine foncièrement féminines[9]. Ainsi le projet masculin serait-il avant tout un projet féminin.
Il reste alors à savoir comment Don Juan parvient à se laisser embarquer, aussi littéralement que figurativement, dans des projets qui ne lui appartiennent apparemment pas. Comment, en particulier, la modalité du discours féminin parvient-elle à séduire le séducteur là même où les arguments du discours le laissent insensible ? Mais surtout, comment Don Juan réussit-il à résorber la différance discursive qui le sépare de l’énonciation féminine pour prétendre, en fin de compte, synchroniser son « dessein » avec celui de la femme[10] ?
Elvire courtisane (I, 3), ou le projet misanthrope de la virilité.
Jouvet a sans doute libéré Dom Juan[11], mais il a bel et bien cloîtré Elvire. Si son intuition concernant le rôle fondamental de la jeune femme nous paraît tout à fait justifiée en vue d’une « explication » de la pièce de Molière[12], son insistance, en revanche, sur l’Elvire devenue mystique de l’acte IV nous semble parfaitement exagérée[13]. Certes, Jouvet a besoin d’une telle interprétation du personnage pour mieux justifier sa mise-en-scène du Dom Juan comme « pièce religieuse »[14], mais ce faisant, il nous contraint alors à renverser la dynamique de la pièce et à relire le texte par la fin. Pour mieux comprendre Elvire, il nous faudrait d’abord accepter que celle-ci fût une Thérèse d’Avila en herbe[15]. Or, avant le retour en scène de cette « dame voilée » qui vient faire ses adieux au monde avant de s’en retourner vers Dieu (IV, 6), il ne faudrait pas non plus oublier qu’Elvire avait fait sa première entrée en « équipage de campagne » (I, 2). Avant d’investir son rôle de Madeleine éplorée, la belle avait fait sa première apparition en cavalière fougueuse[16].
Car Elvire, et cela trop peu de critiques le rappellent, c’est avant tout une « virago »[17], c’est-à-dire une femme avec toutes les « qualités viriles » que le sexisme de notre culture occidentale y attache encore[18]. Elvire, c’est certes la victime d’un séducteur sans scrupules, mais c’est surtout l’épouse courroucée qui vient elle-même exiger une explication, bien avant que les mâles de sa famille ne s’en mêlent[19]. Autrement dit, en ce début de pièce en tout cas, Elvire, c’est d’abord une femme qui a un projet très clair, et ce projet, avant de se transformer en la mission punitive qu’il deviendra explicitement à la fin de la scène[20], c’est, pour commencer, un projet de contrainte sinon physique du moins verbale. Don Juan l’ayant quittée sans lui fournir la moindre justification, l’épouse éconduite doit d’abord briser le silence, d’où le sarcasme phatique de sa question d’ouverture : « Me ferez-vous, Don Juan, la grâce de bien vouloir me reconnaître ? ». Pour contraindre son renégat de mari à rompre son mutisme, il faut d’emblée gifler le malotru dans son amour-propre, en insinuant par antiphrase que ce dernier ne serait plus capable de témoigner de la courtoisie la plus élémentaire.
Or, le plus ironique est que l’ironie d’Elvire ne produit aucun effet. Hormis quelques brèves réparties durant lesquelles le maître se cache derrière son valet, Don Juan reste coi. Ce qui fait que, paradoxalement, le projet de faire parler le traître se transforme traitreusement en projet de s’écouter soi-même parler. La stratégie offensive devient une stratégie défensive, et le réquisitoire se transforme bientôt en plaidoyer.
Ainsi, dès sa première tirade, Elvire commence déjà bien en retrait par rapport à la position de force que lui conférait son irruption en scène, doublée de son sarcasme initial. Au lieu de s’engouffrer dans la brèche ouverte par la première réplique donjuanesque, et de lui refuser sur le champ l’euphémisme de sa « surpris[e] »[21], la jeune femme produit, contre toute attente, une phrase affirmative qui, bien loin d’engager le processus d’accusation contre le poltron, contribue plutôt à trahir une hésitation de principe : « Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas ; et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je l’espérais ; et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement ce que je refusais de croire ». Au lieu de mettre immédiatement Don Juan sur la défensive en l’accablant d’une fin de non-recevoir, qui lui aurait permis d’emblée de multiplier les chefs d’accusation par une accumulation pronominale des « vous », Elvire commence, au contraire, par équilibrer la répartition de la première et de la deuxième personne dans ses choix de sujets verbaux (trois « je » contre trois « vous »). Et même lorsque le seul verbe « persuade[r] » échappe à la dichotomie du « je » et du « vous », comme pour déséquilibrer plus insidieusement la phrase à l’encontre du lâche (puisque le sujet n’en est autre que « la manière » de Don Juan), on remarque alors que l’énonciatrice se rejette elle-même aussitôt en position d’objet (« me »). Ainsi, malgré son effet de surprise initial, Elvire perd très rapidement l’avantage ; au lieu de persuader d’emblée son interlocuteur de s’exprimer, c’est de fait la locutrice elle-même qui se laisse persuader. Ce qui, par conséquent, transforme immédiatement son projet de confrontation en rhétorique de la confession où, dans les quatre phrases subséquentes de la tirade, pas une seule fois ne verrons-nous réapparaître le « vous » donjuanesque comme sujet grammatical[22]. Avant même d’entamer son réquisitoire, la partie civile se range déjà sur le banc des accusés, et passe sans plus attendre aux aveux.
Ceci dit, on objectera peut-être, et à juste titre, que l’adoption immédiate de ce registre intimiste constitue en fait une forme de chantage sentimental de la part d’Elvire, et que c’est précisément grâce à ses propres aveux que la victime parvient à culpabiliser le séducteur. On objectera peut-être également que la péroraison de la tirade rentre de surcroît parfaitement dans les normes d’un réquisitoire plus traditionnel, notamment avec sa fameuse injonction finale (« Parlez, Don Juan […] ») suivie de son défi narquois (« […] voyons de quel air vous saurez vous justifier ! »). Peut-être. Mais pas plus qu’une apodose ronflante ne rachètera une sentence sans conviction, pas plus un dernier regain de fierté n’effacera du discours d’Elvire le pathos beaucoup plus amplement développé de son aveu de faiblesse. Envers et contre ce dernier sursaut autoritaire, s’inscrit malheureusement le plus long développement de toute la tirade, avec pas moins de quatre phrases, faut-il bien le rappeler, toutes montées en un véritable crescendo de complainte amoureuse. Et comme si cette vague déferlante du sentiment ne suffisait pas à balayer tout semblant de projet chez Elvire, il fallait de surcroît qu’elle se heurtât à ce mur du silence que lui impose l’absence la plus totale de sentiment chez Don Juan. Peut-être, après tout, que Jouvet n’avait pas tout à fait tort d’insister sur la sensibilité de la jeune femme plutôt que sur son intelligence…
Cependant, cette intelligence à l’origine sarcastique de la virago ne tarde guère à refaire surface. Pas plutôt insultée par la vulgaire mascarade du maître se dérobant derrière son valet, Elvire se lance dans une deuxième tirade, cette fois-ci d’un cynisme beaucoup plus mordant (« Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour […] »). Finis les grands sentiments, tout au moins en ce qui la concerne. L’ex-novice se remet à présent dans la peau de la courtisane, et ce pour mieux affirmer son projet de confrontation avec Don Juan, car cette fois-ci, c’est bien à l’hypocrite lui-même qu’elle prétend donner une leçon d’hypocrisie. Ici, en effet, les beaux sentiments restent certes à l’honneur, mais seulement comme mensonges sanctionnés, et tous martelés sur la rengaine d’un « Que » adverbial dont l’anaphore interronégative résonne comme autant de « Pourquoi pas ? » aussi accusateurs que condescendants :
Que ne vous armez-vous [Don Juan] le front d’une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous [à moi, Elvire] que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis ; qu’il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible ; qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps séparé de son âme ?
De Don Juan le bourreau des cœurs, nous passons à Don Juan l’incapable, sinon l’impuissant, et d’Elvire la jeune femme timide, nous revenons à Elvire la cavalière superbe. Plus besoin donc de pirouette verbale, comme à la fin de la tirade précédente, pour rétablir un équilibre perdu. Ici, la deixis du « Voilà » suffit amplement à résumer le triomphe de tout un mouvement rhétorique que la phrase finale couronne en beauté : « Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes ».
Car si le projet d’Elvire était effectivement de faire parler Don Juan, nul doute que ce projet ne se matérialiserait triomphalement à présent. En effet, après avoir résisté longuement à l’injonction initiale du « Parlez […] ! » par son double jeu de mutisme et de mascarade, l’époux cavalier cesse enfin de cavaler et, pour la première fois, accepte le défi de se justifier. Amer triomphe que celui d’Elvire, certes, puisque la jeune femme doit alors accepter la réalité d’une désertion qu’elle s’était jusque-là maquillée, mais triomphe néanmoins, et triomphe d’autant plus surprenant, il faut bien l’avouer, qu’à l’hyperbole de la leçon d’hypocrisie infligée au préalable, Don Juan choisit d’abord de répondre avec toute la sobriété d’un discours pétri de sincérité : « Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puisque enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir […] ».
Toutefois, la célèbre tirade donjuanesque ne fait ici que commencer, et l’on constate bien vite que le projet triomphal d’Elvire se transforme inexorablement en une victoire à la Pyrrhus, pour ne pas dire en une cuisante défaite. Ainsi, là même où la maîtresse en hypocrisie avait achevé sa leçon sur un cynique poncif de platonisme amoureux (« vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme »), l’élève Don Juan reprendra la démonstration sur exactement la même langue de bois, avant de la pervertir plus avant, dans une surenchère du cynisme restée anthologique :
Il m’est venu des scrupules, Madame, et j’ai ouvert les yeux de l'âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d'un couvent, que vous avez rompu des vœux, qui vous engageaient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m'a pris, et j’ai craint le courroux céleste. J’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, qu’il nous attirerait quelque disgrâce d'en haut, et qu’enfin je devais tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes. Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant me mettre le Ciel sur les bras, que par...?
Qui plus est, on remarquera que l’élève Don Juan s’est montré pareillement attentif autant au fond qu’à la forme dans la leçon enseignée par sa maîtresse. Sensibilisé peut-être par le tic verbal de la conjonction « que », répétée non moins de huit fois dans la deuxième tirade d’Elvire, l’hypocrite de la contrition surpassera là encore toute attente avec un total de treize répétitions. À hypocrite, hypocrite et demi, sinon plus.
D’ailleurs, plus encore que par ce présage de fausse dévotion qu’il ne fera pleinement sienne qu’au cinquième acte, c’est précisément par cette surenchère conjonctive que Don Juan parvient à surclasser le projet de son antagoniste. Là où Elvire se contente de deux verbes déclaratifs (« jurez » et « dites ») pour distribuer, de manière tout à fait bancale, ses huit propositions subordonnées conjonctives (les trois premières attachées au premier verbe, les cinq autres au second), son interlocuteur, quant à lui, calcule attentivement la répartition de ses propositions principales, de sorte à faire progresser le mouvement de ses subordonnées d’un rythme binaire (deux conjonctions pour les deux premiers verbes, « avoue » et « dirai ») vers un rythme tertiaire (trois conjonctions pour les deux avant-derniers, « ai fait réflexion » et « ai vu »). Rythmique de la persuasion en plein essor, cela s’entend, et rythmique que la jeune femme s’empressera bien sûr de briser en interrompant brutalement la question rhétorique du « Voudriez-vous, Madame, […] ? ».
Mais l’interruption viendra trop tard, car, derrière le rythme de l’hypocrisie recomposée, se cache également la force encore plus cynique d’une virtualisation aussi grammaticale qu’ontologique de la relation amoureuse. Là où les huit subordonnées conjonctives d’Elvire se conjuguaient toutes sur le mode de l’indicatif[23], les treize de Don Juan culminent en deux points décisifs sur l’emploi du subjonctif, d’abord avec le premier aveu de fausse dévotion[24], ensuite avec l’ignominie finale du rejet de la faute[25]. Ce qui renverse, bien sûr, la dynamique grammaticale de l’actualisation élaborée dans le projet d’Elvire, mais ce qui expose, au passage, le désir latent d’une réalité alternative imaginée dans le scénario pourtant explicitement mensonger de la jeune femme. Autrement dit, même dans la leçon la plus cynique de sa maîtresse, l’élève Don Juan a su reconnaître l’idéalisme de l’épouse qui, malgré tout, n’a pas encore perdu tout espoir.
Or, de cet espoir, le traître ne se souvient sans doute que trop bien ; c’était l’espoir du « puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté ? » prononcé par Elvire en tout début de scène ; et ce sera le désespoir « qu’une telle connaissance ne peut plus servir qu’à me désespérer » exprimé comme réponse à la tirade donjuanesque. Cet espoir, c’est précisément l’espoir du désespoir, c’est-à-dire l’espoir plombé d’emblée par l’emploi « virtualisant » d’un subjonctif (« daigniez ») dont même une tirade entièrement « actualisante » ne saura effacer le doute lancinant[26].
Ainsi, le projet donjuanesque n’est-il pas simplement un projet de renversement de la dynamique antagoniste imposée par Elvire, mais c’est effectivement un projet de conjonction aussi littéral que figuré. Conjonction de subordination, bien entendu, puisque, d’une part, Don Juan reprend littéralement à son compte le leitmotiv du « que » punitif, et que, d’autre part, cette reprise résulte en une amélioration rythmique qui entraîne figurativement un renversement rhétorique des forces en présence. Mais aussi conjonction de coordination, puisque, d’un côté, Don Juan coordonne littéralement les tendances antithétiques à l’actualisation et à la virtualisation dans le discours d’Elvire, et que, de l’autre, cette coordination entraîne figurativement la coordination d’un nouveau projet de la part du suborneur. Projet non plus de fuite, mais de contre-attaque.
En effet, comme nous le soupçonnions au départ, ce n’est pas la sensibilité de la femme Elvire, abusivement soulignée par Jouvet, qui parle le plus à Don Juan, mais c’est plutôt la pugnacité de la virago, voire peut-être l’irascibilité de l’atrabilaire. Car, avouons-le, il y a déjà de l’Alceste dans cette Elvire, et pas seulement parce que celle-ci perd aussi facilement son sang froid que celui-là. Il y a de l’Alceste encore et surtout dans cette faiblesse si foncièrement humaine que l’on appelle l’amour, et qui continue à se manifester envers et contre toute preuve du contraire, fût-ce dans l’injonction impuissante du « Parlez, Don Juan, je vous prie […] ! », fût-ce dans la supplication pathétique du « Efforcez-vous ici de paraître fidèle, / Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle » (Le Misanthrope, IV, 3)[27]. De même, et corrélativement, il y a sans doute de la Célimène dans Don Juan. Non pas certes de cette Célimène harcelée de toute part pour sa coquetterie, comme le sera bientôt Don Juan pour sa galanterie. Mais au moins de cette première Célimène, encore fringante ; celle qui rembarre une Arsinoé médisante, en lui retournant le miroir de son hypocrisie, tout comme Don Juan le fait ici avec Elvire.
Elvire voilée, ou le projet comme hypocrisie retrouvée
À force de différer ses projets, cependant, le séducteur moliéresque finit par ressembler moins à une Célimène inspirée qu'à un Matamore essoufflé. À preuve, le retour en scène d'Elvire (IV, 6) où, cette fois, la figure de l'épouse éconduite semble pleinement disposée à ne plus se laisser dominer par la surenchère rhétorique de Don Juan. Cette fois-ci, la jeune femme ne peut plus compter sur l'effet de surprise qui lui avait auparavant permis de prendre un avantage discursif, aussi momentané fût-il, sur son interlocuteur. Et cette fois-ci, en effet, elle semble s'être donné la peine de mémoriser tout son discours à l'avance, comme en témoigne d'une part la solennité poétique de son triple monologue scandé au rythme de l'octosyllabe[28], et d'autre part, sa résolution clairement réitérée de ne rien ajouter à son message de miséricorde[29]. Là où l'épouse vulnérable s'était précédemment laissée tenter par le sifflement du serpent sur son arbre lové, l'Elvire du quatrième acte ne semble plus rien vouloir avaler du fruit de la connaissance donjuanesque. Aussi, dès lors que Don Juan lui propose de se soustraire à sa dignité auto-proclamée de messagère divine, en lui offrant de résoudre leurs différends à l'horizontale[30], la jeune femme ne veut plus rien entendre. Le séducteur ne parviendra pas plus à altérer la posture résolument verticale de son ancienne victime qu'il n'était parvenu à le faire, deux scènes auparavant, avec son propre père. Don Juan ne parviendra pas ici non plus à rabaisser le registre tragique au rang du répertoire tragi-comique. Trêve donc, pour l'instant, de réparties fanfaronnes ; avant que ne commence le cinquième acte, il faudra d'abord que le matamore estomaqué puisse retrouver son souffle.
Or, si le projet de subversion du genre tragique échoue encore plus visiblement face à Elvire qu'à Don Louis (puisque celle-ci, contrairement à celui-là, garde son sang froid), le projet hypocrite de conversion à la dévotion, pour sa part, rencontre un succès immédiat, et ce dès le retour du père (V, 1). On en oublierait presque qu'une journée entière sépare les deux derniers actes, et que Don Juan a donc bénéficié d'une période de réflexion encore supérieure à celle de ses projets précédents. On se prendrait presque à imaginer que le dessein le plus abouti du grand séducteur devenu faux dévot serait aussi spontané qu'il nous paraît brillant. Mais pas tout à fait. Car il ne faudrait tout de même pas oublier qu'une fois de plus le projet donjuanesque nous semble étrangement familier, fût-ce par sa résonance subversive, fût-ce par sa consonance poétique. Une fois de plus, il semblerait que Molière ait souhaité nous rappeler combien la croisade contre l'hypocrisie religieuse lui tient toujours à cœur, un an après la censure de son Tartuffe. Et une fois encore, en tout cas pour Dom Juan, il paraîtrait que l'inspiration rhétorique du protagoniste lui vienne de ses fréquentations féminines.
Alors, si d’un côté Don Juan continue à nous impressionner par ses rodomontades, et si de l’autre c’est plutôt à Elvire que revient la palme de l’interprétation hypocrite, que penser du retour en scène de cet autre Tartuffe en conclusion du Festin de pierre ? Faut-il se ranger du côté des thuriféraires de la jeune femme, qui, selon le modèle de Jouvet, ne demandent pas mieux que d’encenser la première pour noircir le portrait du second[31]? Ou faudrait-il plutôt se ranger du côté des sceptiques, c’est-à-dire du côté de ceux et de celles qui imputent plus volontiers à l’épouse le projet de revirement vers la fausse dévotion[32] ? La question reste d’autant plus épineuse que Molière refuse explicitement de nous éclairer sur le problème, notamment en s'assurant que le dernier emploi du mot « dessein », sorti de la bouche de Don Juan, ne révèle en rien ce que pourrait être la préséance d'un projet par rapport à l'autre : « [à Don Carlos] C’est un dessein que votre sœur elle-même a pris : elle a résolu à sa retraite, et nous avons été touchés tous deux en même temps » (V, 3). Car il se pourrait aussi parfaitement que le projet théâtral par excellence de l’hypocrisie se résumât à un problème de simultanéité, auquel cas la différance entre les discours n’importerait alors guère plus que la différence entre les sexes.
D’un côté, il paraît certes difficile de ne pas circonscrire le projet de fausse dévotion au seul Don Juan pour qui Molière aurait explicitement noté la fameuse didascalie du « faisant l'hypocrite » (V, 1). Même si l’on reste en droit de douter que cette indication scénique ait effectivement appartenu au dramaturge lui-même, notamment en raison du délai posthume de la première édition du texte[33], on ne peut en revanche remettre en question le fondement du projet hypocrite chez le protagoniste, puisque ce dernier consacre en outre une scène entière à s’en justifier devant un Sganarelle scandalisé (V, 2). Didascalie ou non, la fausse dévotion de Don Juan ne semble nullement contestable, puisque personne, hormis bien sûr le stéréotype tragi-comique du père crédule, ne se laisse berner par le nouveau masque de l'abuseur, pas même le valet qui semblait pourtant prédisposé à cette duperie. Contrairement à Tartuffe, pour et contre qui les avis demeurent partagés pratiquement jusqu'au dénouement, Don Juan se fait fort de révéler son déguisement dès la première occasion. Pour le nouvel esthète de la fausse dévotion, plus de métonymie « disciplin[é]e » pour dissimuler un ascétisme postiche[34], la métaphore de l’hypocrisie, comme « vice à la mode » (V, 2), doit désormais s'arborer avec toute la superbe d'une véritable tenue d'apparat.
De la même manière, et comme par antithèse anticipée du projet hypocrite, comment ne pas voir dans le retour d’Elvire une dernière incandescence de pureté salvatrice dans les ténèbres impénitentes de la chute donjuanesque ? Comme le rappelle si lapidairement la statue, en conclusion du quatrième acte, lorsque Don Juan lui propose sournoisement une retraite au flambeau, « [o]n n’a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel » (IV, 8). Or, avec ses cinq itérations du mot « Ciel », deux scènes auparavant, Elvire ne semble guère avoir elle-même besoin de lumière, et elle refuse d'ailleurs littéralement, elle aussi, que son mari ne fasse « aucune instance pour [la] conduire » (IV, 6). En outre, ne serait-ce pas précisément une fulgurance de cette lumière céleste qui semble avoir impressionné Don Juan au point de lui soustraire, ironiquement ou non, l'aveu que le retour de son épouse a « réveillé en [lui] quelques petits restes d'un feu éteint » (IV, 7) ? Et si le protagoniste résiste encore à la ferveur renouvelée de la messagère illuminée, il convient tout de même de rappeler qu'un Sganarelle plus sensible y avait lui-même succombé dès le départ. D’où, sans doute, l’impression dominante que Molière n’aurait jamais pu suggérer la moindre fausseté de la part d’Elvire, et que, par extension, la didascalie du « faisant l'hypocrite » ne pouvait appartenir qu'au seul Don Juan.
Cependant, le simple fait que la scène de la Madeleine en pleurs ne parvient à émouvoir nul autre qu'un valet bouffon jette d’emblée un doute sur la validité du projet de conversion proposé par Elvire. Si l’on remonte la liste des sujets qui gouvernent tous ensemble le prédicat métaphorique du « feu éteint... réveillé » (IV, 7), on remarquera en effet que, par-delà les « larmes », c’est une fois encore l’« habit », et de surcroît l’« habit négligé », que Don Juan remarque en premier chez son épouse[35]. Or, cette fois, il n'y a plus lieu de s’interroger pour savoir si l’esthétisme donjuanesque se réduit à nouveau à une forme de sexisme visant à réifier la femme pour mieux en discréditer le discours. Car ici, ce n’est plus le protagoniste qui fait la première observation, mais c’est son valet Ragotin qui annonce ainsi l'entrée en scène d’Elvire : « Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler » (IV, 6)[36]. Autrement dit, la messagère céleste tamise d’emblée son illumination, alors même qu’elle devrait la laisser éclater. Alors qu'elle devrait triompher, Elvire se cache. Ainsi, sans pour autant valider l’interprétation aussi transculturelle qu’anachronique faite par Ariane Mnouchkine dans son Tartuffe[37], il semble bien difficile, surtout de nos jours, de ne pas en valider la justesse politique; l’entrée en scène de la « dame voilée », c’est tout simplement l’irruption du voile intégriste. Et de là à franchir le pas pour ensuite dévoiler une prise en otage des spectateurs par le sentiment, il n’y a bien sûr qu’un pas que nous nous garderons avec précaution de franchir, mais qui ne nous permettra pas moins de mieux apprécier le scepticisme amusé de Don Juan. Car « cette nouveauté bizarre » qui donne au protagoniste son « agrément » (IV, 7), c’est peut-être moins la mauvaise foi en elle-même que le spectacle de la mauvaise foi.
D’un côté, la face voilée de la dévote miraculée. De l’autre, la face de carême du dévot improvisé. Or, c’est précisément à l’interface de ces deux visages de la fausse dévotion que se joue toute la question du projet donjuanesque. Est-ce avec ce Janus de l'hypocrisie incarnée que Don Juan parvient enfin à synchroniser son double jeu ? Ou restera-t-il toujours, entre ces deux masques, des différences aussi perceptibles que les différances qui semblent inévitablement trahir cet effort même de synchronisation ?
Si l’on s’en tient à une temporalité réduite à de simples considérations chronologiques, le premier élément de réponse est sans appel ; il suffit à Elvire de quelques heures seulement pour se recomposer un visage de dévote, alors qu’il faut toute une journée supplémentaire à Don Juan pour rejoindre Tartuffe. Après la première rencontre avec sa femme, où il lui avait suffi de quelques instants pour reprendre le dessus, et après le deuxième acte, où il lui avait fallu une scène entière pour emboîter le pas aux deux paysannes, le protagoniste doit à présent se réfugier dans le plus long entracte moliéresque avant de refaire surface. Don Juan n’avait jamais été expéditif, sauf peut-être en amour, mais, dans le jeu de la répartie, sa perte de régime semble inéluctable. Ainsi, le projet donjuanesque, en tant que celui-ci se définit non comme stratégie de conquête mais comme manœuvre d'auto-défense, ce serait l’histoire non pas d’une synchronisation progressive entre un héros et son destin d’exception, mais plutôt d'une désynchronisation inévitable entre un homme et son discours de séduction.
Cependant, si ce fameux discours donjuanesque ne semble pas plus appartenir au séducteur dans le cinquième acte que dans les actes précédents, faut-il pour autant concéder que toute l’originalité du donjuanisme consiste en cette désynchronisation progressive qui permettrait alors de mieux dévoiler l’autorité fondamentalement féminine de la séduction ? Pour ce faire, il faudrait d'abord admettre que le discours d’Elvire manifestât un tant soit peu d'originalité. Or, malgré la beauté rythmique de leurs octosyllabes à répétition, les tirades de la jeune femme n’approchent en rien la richesse métaphorique des serments mystiques d'une Thérèse d'Avila ou les sermons baroques d’un François de Sales. Quoiqu’en dise Jouvet, là encore, la rhétorique prétendument tridentine d’Elvire n’est jamais restée dans les annales de la Contre-Réforme. De fait, on pourrait même soutenir que sans le modèle de fausse dévotion fourni par Don Juan lors de leurs premières retrouvailles (I, 3), l’épouse éconduite n’aurait sans doute jamais trouvé l’inspiration de reconduire ses propres vœux hypocrites. Car, à ce stade, comment interpréter autrement le revirement abrupt d’Elvire vers une foi renouvelée en l’espace de seulement quelques heures ? Comme l’observait si plaisamment Micheline Sauvage : « Si elle [Elvire] se plaint aujourd’hui, c’est seulement que leurs infidélités ne sont pas en phase, et que la sienne retarde sur celle de Don Juan »[38]. Autrement dit, le projet de synchronisation séductrice ne serait pas, à l’origine, celui du protagoniste mais de son épouse. Ce serait elle plus que lui qui aurait pris du retard sur le discours de l’autre, et ce serait donc elle qui se sentirait le plus contrainte de poursuivre son projet donjuanesque comme la seule manière de rattraper le temps perdu. D’Elvire la cavalière virile à Elvire la dévote par défaut, la jeune première redéfinirait alors implicitement l’étymologie de son prénom, puisque d’un point de vue logique autant que chronologique, Elvire reste désormais la femme du revirement. Elvire, elle vire.
Mais j’irai plus loin, en proposant également que le projet donjuanesque n'appartient pas plus à Elvire qu’il n’appartenait à Don Juan. En effet, d’où viendrait cette rhétorique soudainement inspirée de la jeune femme sinon d'une remise à profit des jésuitismes déjà sagement mémorisés lors de sa première retraite au couvent ? D’ailleurs, on ne fait là encore que supposer qu’Elvire en était effectivement à son premier séjour au couvent lorsque Don Juan intervint pour l’aider à s’en échapper. Or, ne l’oublions pas, cette Elvire est avant tout une aristocrate, c’est à dire une jeune femme principalement destinée à servir de pion sur l’échiquier politique des unions entre les grandes familles. Et si, avant même que ne commence la pièce, ce pion se trouve déjà capturé et pour ainsi dire mis à l’écart de l'échiquier aristocratique, ce n’est sans doute pas parce que le pion avait choisi le refuge de la tour pour mieux dominer le jeu politique à distance, mais c'est beaucoup plus vraisemblablement parce qu’il avait refusé de se soumettre à sa promotion programmée au statut de grande dame. Autrement dit, ce n’est sans doute pas par hasard si Don Juan trouve Elvire enfermée, et c’est peut-être encore moins remarquable qu’il parvienne à la convaincre de prendre le large. Car pour se trouver d’emblée isolée dans un couvent, Elvire n’en était sans doute pas à sa première escapade. Avec l’irruption de Don Juan, le pion ne fait que retrouver la diagonale du fou. Mais, dans l’intermède, la jeune femme emprisonnée continue son éducation. Lavage de cerveau ou non, la rhétorique jésuite ne peut que se surimposer aux dures leçons de l’amour, et grâce à elle, Elvire apprend progressivement à parler, donc à manipuler, et forcément à séduire. Le langage de la fausse dévotion, c’est tout simplement le langage de nos anciens couvents, pour ne pas dire de nos actuels country clubs[39].
Il en va de même pour le discours hypocrite de Don Juan, sauf que pour lui, en tant que mâle culturellement plus libre dans ses écarts de conduite, le conditionnement rhétorique ne requiert pas la moindre claustration. Inutile pour lui d’attendre les séjours à répétition au couvent ou au cloître ; pour lui, le country club jésuite vient directement à lui. Fût-ce sous forme de sermons paternels ou de directeurs de conscience, Don Juan baigne dans la culture religieuse de son époque, et c’est donc sans surprise si lui aussi semble en avoir absorbé les leitmotivs les plus en vogue. Ainsi, ne sait-on plus vraiment, à la fin de la pièce, à qui appartient ce fameux « Ciel » que le libertin invoque à non moins de huit reprises pour mieux se débarrasser de son beau-frère (V, 3). À Elvire, pour qui le « Ciel […] venge[u]r » des premières retrouvailles (I, 3) reste malgré tout plutôt couvert, puisque capable à tout instant de livrer « un exemple funeste de [s]a justice » (IV, 6) ? À Don Louis, pour qui le « Ciel […] courrou[cé] » (IV, 4) se dégage dès lors que la seule intention de piété filiale suffit à « rendre grâce » (V, 1) ? Ou encore à Sganarelle, digne héritier de la tradition gauloise, pour qui le « Ciel », juxtaposé dès le départ, et sans aucune hiérarchie particulière, au « saint[s] », à « Dieu », à l’ « Enfer » et au « loup-garou », menace éternellement de lui tomber sur la tête (I, 1) ? À tous sans doute, ainsi qu’à bien d’autres, car, à ce stade, la propriété individuelle du langage importe beaucoup moins que son appropriation collective. Le « Ciel » importe moins comme espace spirituel, où l’on se projetterait pour mieux se trouver, que comme nébuleuse sociale où l’on se réfugierait pour mieux se perdre. De même, le dessein donjuanesque importe sans doute moins comme projet formateur que comme mémoire déformatrice. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’Elvire et Don Juan essaient de synchroniser leur projet de fausse dévotion qu’ils parviennent à surmonter leurs différences fondamentales, mais c’est parce qu’ils réussissent à réduire leurs différances avec la mémoire collective qu’ils finissent par nous convaincre de l’universalité hypocrite du projet social.
Le summum ironique du projet, dans Le Festin de pierre, n’est donc pas que le projet donjuanesque n’appartient même pas à Don Juan, mais que ce projet n’a jamais pu être un projet pour commencer. Ce projet est avant tout un acte de mémoire, ou plus exactement une scène de mémorisation, et de mémorisation bien sommaire, cela s’entend. Car la dévotion intégriste de la femme voilée, Molière nous l’avait déjà jouée ; c'était celle de Madame Pernelle dans la scène d'ouverture de Tartuffe, celle où la mère d'Orgon incarnait précisément le rôle de la vieille réactionnaire qui ne demande qu'à embrasser l’avènement triomphal d'une tartufferie généralisée. Mais, dans cette même scène, Molière nous avait également réservé la menace implicite d’un extrémisme au visage encore plus jeune, celui de Flipote, la servante de Madame Pernelle, créature d’autant plus inquiétante que parfaitement silencieuse. Or, avec Dom Juan, Flipote a grandi, elle s’est émancipée et elle a même appris à parler. Elle s’appelle maintenant Elvire, et les va-et-vient qu’elle effectue incessamment entre son couvent et le monde extérieur en font dorénavant la porte-parole la plus dangereuse de cette fausse dévotion grandissante.
Et Don Juan ? Le pauvre homme ne semble guère en reste. Car lui aussi, rappelons-le, a bien grandi depuis sa première incarnation dans Tartuffe. Lui aussi, tout comme Laurent, cet autre serviteur aussi troublant que taciturne, a su tirer les leçons de la tartufferie inculquée par le maître en la matière. Lui aussi est parvenu à s’émanciper en profitant de son nouveau statut de « grand seigneur »pour jouer plus librement les « méchant[s] homme[s] ». Ainsi, on comprend désormais beaucoup mieux comment le projet donjuanesque laisse d’emblée une impression de déjà-vu. Dom Juan, ce n’est pas simplement le retour en force de la fausse dévotion, et ce dès la fin du premier acte où le protagoniste utilise sa prétendue conscience morale comme arme d'auto-défense, mais c’est bel et bien l’institutionnalisation de l’hypocrisie. Car avant même que ne commence la pièce, Don Juan et Elvire sont déjà mariés. Autrement dit, Laurent a déjà épousé Flipote, et l’univers déjà inversé de la comédie s’apprête à se renverser à nouveau, non pas cette fois pour nous aider à mieux conjurer la fausse dévotion, mais pour nous contraindre à mieux l’embrasser. Le projet donjuanesque, ce ne serait donc plus simplement la mémoire de la tartufferie, mais c'en serait la matérialisation.
Qu/importe alors que Don Juan ne survive pas à son propre projet ? Si ce projet ne lui appartenait pas pour commencer, c’est qu'il n’était pas censé se vivre « subjectivement »comme le projet sartrien, et c’est peut-être pour cela également que, dans notre imaginaire collectif, le séducteur reste bien souvent une « pourriture »[40]. À force de vouloir synchroniser son dessein à celui des autres, Don Juan finit par trahir l’inexistence de son être pour soi, et par se réfugier derrière l’identité bassement essentielle de l'être en soi. Au lieu de se constituer en homme, le séducteur préfère encore se restituer en « chou-fleur »[41], ce qui, après tout, correspond parfaitement à la mauvaise foi quant à elle bien sartrienne de l’hypocrisie, et ce qui nous conforte alors dans notre tendance à reléguer Don Juan au rang des vulgaires salauds.
Cependant, comme bien souvent chez Sartre et comme presque toujours chez Molière, la mauvaise foi trop humaine dépasse souvent le rang des hypocrites pour remonter à celui de leurs critiques. La mauvaise foi, en l’occurrence, n’est pas celle de la fausse dévotion en soi, mais celle de l’hypocrisie pour soi. Autrement dit, le problème ne se résume pas à savoir si la séduction par le mensonge peut être ou ne pas être, mais si ce projet donjuanesque peut effectivement exister, c’est-à-dire se développer par et pour lui-même. Or, la réponse à ce faux problème ne présente aucune ambiguïté ; le projet de séduction n’est pas une génération spontanée et il ne peut donc pas exister dans la valeur absolue du pour soi. Pas plus d’ailleurs que le projet sartrien ne peut lui-même exister sans une préséance explicite de l’être, puisque « l'homme est d’abord ce qu’il aura projeté d'être »[42].
Ainsi, à la base de toute considération ontologique du projet se trouve une question d’ontologie temporelle : le projet futur de l'être peut-il vraiment exister sans passer par le stade du projet conjugué au futur antérieur ? Pour Sartre, la réponse se voudrait claire, puisque, contrairement à l’humanisme traditionnel, l’existentialisme serait un type d’humanisme qui rejette l’influence du passé. Mais derrière ce rejet existentiel, comme le révèle explicitement le lapsus de la citation précédente, se cache également l’essence indéniable d’un passé dans le futur (« aura projeté »). Le futur ne saurait exister sans l’être au préalable d'un futur antérieur. Ce qui bouleverse alors complètement l’argument sartrien, mais ce qui renforce alors la réalité rétroactive du projet donjuanesque. Car là où Sartre préfère encore dissimuler sa dette vis-à-vis du passé, Molière, quant à lui, ne cherche qu'à l'affirmer. Avec un Don Juan qui embrasse non seulement la fausse dévotion d’Elvire mais aussi l’hypocrisie de Tartuffe, sans parler de la tartufferie généralisée de notre humanité, le projet moliéresque assume pleinement son rôle de processus temporel. Là où Sartre se réfugie dans une critique systématique de la mauvaise foi pour mieux masquer la misère de sa propre mauvaise foi synchronique, Molière n’hésite nullement à révéler toute l’hypocrisie de son protagoniste comme pour mieux exposer son projet en tant que processus fondamentalement diachronique.
Au cœur du projet de synchronisation donjuanesque s’inscrit donc une appartenance essentielle au temps comme durée, et c’est en ce sens que la temporalité moliéresque ressemble beaucoup plus étroitement à la temporalité bergsonienne qu'au projet sartrien. Car si, pour Sartre, l’existence antérieure du projet se trahit au détour d’une conjugaison inopportune, pour Bergson inversement, le futur antérieur dénote l’essence même de toute possibilité d'avenir. Comme ce dernier l’expliqua un jour à un reporter qui lui demandait d'ouvrir son « armoire aux possibles »afin de prévoir le chef d'œuvre artistique de demain, « l’œuvre n'est pas encore possible [… mais] elle l’aura été »[43]. Autrement dit, l’existence future ne saurait être sans avoir été, et le projet, comme le disait Bergson du possible, n’est jamais que « le mirage du présent dans le passé »[44]. Or, c’est précisément parce qu’il embrasse la réalité de ce mirage, et surtout parce qu’il menace de la mettre à nu, au vu et au su de tous, que Don Juan représente une telle menace pour la société de ceux et celles qui se contentent d’exister dans leur mauvaise foi. Don Juan n’est pas simplement celui qui dévoile la fausse dévotion de toute entreprise de séduction, mais c’est celui qui propose alors explicitement de montrer comment se joue le jeu d’une hypocrisie que tout le monde préfère encore dissimuler. Don Juan, c’est celui qui démasque le projet humain comme tartufferie temporelle, et c’est précisément parce qu’il exhibe le vide de notre existence qu’il importe que la mort s’empresse de le punir.
En somme, si le projet donjuanesque perdure par-delà la mort de son protagoniste, ce n’est certainement pas parce que le séducteur s’est contenté de synchroniser son horloge du mensonge avec celle des autres. Si ce projet perdure, c’est parce que sa synchronisation s’est progressivement différée au fil de la pièce, et que Don Juan a enfin pris suffisamment de recul par rapport à la temporalité de l’hypocrisie collective pour pouvoir la détailler par le verbe, de telle sorte à partager pleinement sa jouissance. Pour la première fois peut-être, l’hédoniste égoïste apprécie intimement la valeur durative du temps qui l’emporte, et pour la première fois sans doute, il nous fait comprendre, comme le fera plus tard Bergson, que « le temps est ce qui empêche que tout soit donné d'un coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement »[45]. Peu importe alors, effectivement, que Don Juan ne survive pas à son propre projet, car, à ce stade, la clef du temps a déjà été partagée et le projet donjuanesque, en tant que synchronisation différée ou retardée, passera incontestablement à la postérité, fût-ce par la maladresse d’un Sganarelle qui a tout entendu, fût-ce par la sournoiserie d’une Elvire qui savait déjà tout.
Oklahoma State University
[1]Molière, Oeuvres complètes, II(Paris, Gallimard, 2010): Le Dom Juan de Molière ne compte en effet qu’un emploi du substantif « projet », qui survient dès la première phrase de l’acte II, scène 2 (« le projet que nous avions fait »). Projet que le protagoniste attribue hypocritement à un « nous » dont la pluralité dénoterait l’implication de son valet, Sganarelle, alors même que ce dernier n’avait absolument rien à voir avec la planification de l’aventure, comme le révèle préalablement (I, 2) le détail du projet explicité par Don Juan. Voir la note subséquente.
[2]Don Juan: « […] sans t’en avoir rien dit [à Sganarelle], toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque, et des gens, avec quoi je prétends fort facilement enlever la belle » (I, 2).
[3]« Le sot projet qu’il [Montaigne] a de se peindre » (Pascal, Pensées [Paris, Garnier, 1964] p. 85, Brunschvicg 62, Lafuma 780).
[4]« [D]ans le vieux français des XIVe et XVe siècles, pourjet et project désigne [sic] des éléments architecturaux jetés en avant : notamment des balcons sur une façade ou des échalas devant une maison » (Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1990, p. 24).
[5]Dictionnaire universel de Furetière (1690) et Dictionnaire de l’Académie française (1694).
[6]Il y aura certes George Dandin (1668) qui finira seul en scène par menacer « de s’aller jeter dans l’eau la tête la première » (III, 15), mais ce suicide prospectif n’en restera qu’au stade de la menace. Et quant à Psyché (1671), en admettant que Molière ait effectivement été plus responsable de la composition de cette tragédie-ballet que Corneille ou Quinault, n’oublions pas que, selon le modèle imposé par la mythologie grecque, celle-ci ressuscite au dernier acte, suite à l’intervention de Jupiter qui lui accorde de surcroît l’immortalité.
[7]Don Juan: « […] et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses » (I, 2).
[8]Don Juan [à Don Carlos] : « […] c’est un dessein que votre sœur elle-même a pris, elle a résolu sa retraite, et nous avons été touchés tous deux en même temps » (V, 3).
[9]Collègue de René Girard, Lionel Gossman fut le premier à appliquer la théorie du mimétisme à la séduction donjuanesque : « This super-man is so abjectly dependent on others that he is even incapable of desiring on his own account. All his desires are mediated by his rivals […] Indeed the desire to seduce is so far from being an attribute of sexuality in Don Juan that it would be more accurate to describe his sexuality as an attribute of his desire to seduce. And this desire to seduce is so purely metaphysical that it extends indifferently to men and women » (Men and Masks. A Study of Molière, Johns Hopkins University Press, 1964, p. 42–44). De mon côté, je nuancerai ici plus volontiers ce mimétisme indifférencié pour me concentrer sur la rivalité de Don Juan avec les femmes.
[10]Relire l'avant-dernière note.
[11]La Comédie-Française ne recommence à jouer que bien timidement le Dom Juan de Molière à partir de 1841 (car, avant cela, c’était la réécriture versifiée de Corneille qui avait été retenue), mais avec la nouvelle mise-en-scène de Jouvet en 1947, c’est plus de deux cents représentations de la pièce qui vont se succéder en moins de quatre ans (Jacques Scherer, Sur le Dom Juande Molière, Paris, SEDES, 1967, p. 36).
[12]Avec l’acte IV, scène 6 et l’acte I, scène 3, avait dit le dramaturge à une de ses étudiantes au Conservatoire, « tu as l’explication de toute la pièce » (Louis Jouvet, Molière et la comédie classique, Paris, Gallimard, 1965, p.94).
[13]« Elvire est quelqu’un qui parle purement, et les larmes qu’elle verse, elle les verse dans une béatitude céleste » (Ibid., p. 84).
[14]Ibid., p. 87.
[15]Ou peut-être même, selon Jouvet, un François de Sales en travesti : « Ce n’est pas du Molière ‘ordinaire’. Si vous vouliez lire un texte équivalent à celui-là, prenez L’Introduction à la vie dévote » (Ibid., p. 84).
[16]On comprend mal le choix de Jacques Weber qui, dans son adaptation filmique (1998), choisit d’infliger à Elvire le port d'une robe de princesse jaune canari, digne d’une Peau d’âne à la Jacques Demy, alors que son prédécesseur Marcel Bluwal, plus fidèle à « l’équipage de campagne » moliéresque, avait préféré, pour son téléfilm en noir et blanc (1965), un habit beaucoup plus sobre, parfaitement adapté à une scène de rencontre entre deux voyageurs qui se retrouvent, en toute logique, dans des écuries. À cet égard, le cuir moulant de la cavalière qui descend de cheval dans la bande dessinée de Simon Léturgie (Dom Juan, Issy-les-Moulineaux, Vents d’Ouest, 2008) peut paraître comme un anachronisme vestimentaire quelque peu sadomasochiste, mais il a au moins le mérite de souligner la fierté nobiliaire d’une Elvire d’emblée caractérisée comme une femme incontestablement forte.
[17]À ma connaissance, seul le linguiste hispaniste Maurice Molho, dans son chapitre sur le Dom Juan de Molière, s’attache à dévoiler l’onomastique d’Elvire en allant consulter le Tesorode Covarrubias (1611) : « Elvira es nombre de mujer usado en Castilla de muchos años atrás ; tiene en sí cierta manera de ponderación, y parece significar mujer valerosa y varonil, quasi virago »(Mythologiques, Paris, Corti, 1995, p. 173).
[19] Kathryn Willis Wolfe voit d’ailleurs dans cette initiative d’Elvire une inversion carnavalesque du code de l’honneur féminin, défini en partie comme passivité et silence : « Dona Elvire massively eschews silence and pursues the matter of her dishonor herself, without regard to her brothers » (« When feasting with the statue is dueling with le Ciel: carnival inversions in Molière’s Le Festin de pierre », Cincinnati Romance Review32, 2011, p. 167).
[20]Elvire : « Je te le dis encore, [Don Juan], le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais ; et si le ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme offensée. »
[21]Don Juan: « Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendais pas ici » (I, 3).
[22]Elvire: « J’admire ma simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d’une trahison que tant d’apparences me confirmaient. J’ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte pour me vouloir tromper moi-même, et travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J’ai cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le relâchement d’amitié qu’elle voyait en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusait. Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler : j’en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux, et j’écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon cœur » (I, 3).
[23]Il existe certes une neuvième proposition subordonnée conjonctive, dans la deuxième tirade d’Elvire, où l’on rencontre l’emploi du subjonctif (« que, malgré vous, vous ne demeuriez ici quelque temps »), mais, techniquement, celle-ci est une subordonnée d’une autre subordonnée (« qu’il faut que […] »), ce qui fait qu’elle ne dépend ni du premier verbe déclaratif (« jurez »), ni du second (« dites »). En outre, on remarquera que cette seule occurrence du subjonctif résulte de l’emploi d’une expression d’obligation, ce qui, là encore, nous aide à mesurer toute la différence avec le discours dubitatif de Don Juan.
[24]Don Juan: « […] pour ne pas croire qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. »
[25]Don Juan: « […] et que j’allasse, en vous retenant, me mettre le Ciel sur les bras […] »
[26]Je rappelle que les barbarismes adjectivaux de « virtualisant » et d’ « actualisante » constituent en fait des emprunts à la grammaire guillaumienne (Temps et verbe, Paris, Champion, 1929), et notamment à la section où Guillaume sépare les conjonctions en deux groupes ; celles dites « actualisantes », suivies de l’indicatif ; et celles dites « virtualisantes », suivies du subjonctif (p. 42). En outre, seulement quelques pages auparavant, le grammairien insiste sur la différence sémantique entre les verbes ‘espérer’ et ‘désirer’ : « Qui espère désire, mais tandis que le désir se fait sentir sans que la pensée ait accès au sentiment de probabilité, l’espoir, au contraire, ne naît que de l’accès à ce sentiment » (p. 38). Or, c’est là tout le problème d’Elvire : en s’associant d’entrée de jeu à l’emploi du subjonctif plutôt qu’à celui de l’indicatif, son espoir se dégrade par là même en « sentiment » d’improbabilité. Autrement dit, cet espoir se réduit d’emblée en désir larvé.
[27]Comparaison déjà présente chez Jacques Guicharnaud qui se contentait de paraphraser Molière en disant qu’ « [Elvire] n’est pas loin d’Alceste demandant à Célimène qu’elle fasse semblant de lui être fidèle » (Molière. Une aventure théâtrale, Paris, Gallimard, 1963, p. 217).
[28]Je n’observe pas, dans mon propre décompte, la même régularité syllabique que Camille Dumoulié, mais, dans l’ensemble, je reconnais la validité de son observation sur la musicalité du discours : « Le caractère sublime du discours d’Elvire tient à ce contraste entre l'expression hyperbolique des affects et la sereine limpidité du rythme, sa maîtrise et sa légèreté, ainsi que cette répétition lancinante de l'octosyllabe avec variation sur un rythme soit de six syllabes, soit d’alexandrin, qui rappelle le mouvement d’une suite de Bach » (Don Juan ou l'héroïsme du désir, Paris, PUF, 1993).
[29]Elvire : « Je m'en vais après ce discours, et voilà tout ce que j'avais à vous dire [...] Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus. »
[30]Don Juan : « Madame, il est tard, demeurez ici : on vous y logera le mieux qu'on pourra [...], vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure. »
[31]Citons la « pure and unselfish woman » de Leo Weinstein (The Metamorphoses of Don Juan, Stanford UP, 1959, p. 33), celle pour qui la conversion ne pourrait être qu'authentique (Gossman, op. cit. p. 63), voire celle qui aurait « recouvré son indépendance » féministe en parvenant à « s[e] trouv[er] dans la cruelle possession de Don Juan » (Marie-Louise Coudert, « Dom Juan, Elvire et moi », Europe 441–42, 1966, p. 74–75). C'est cette même Elvire que l'on retrouve chez Jean Rousset pour qui « du premier au quatrième acte, Elvire s'est transformée, s'est convertie, [et pour qui] la rhétorique amoureuse fait place à la rhétorique dévote, les cris s'inversent en larmes » (Le Mythe de Don Juan,Paris, Colin, 1978, p. 53). Mais, apparemment, cette perception était déjà partagée par les contemporains de Jouvet qui, comme Jacques Arnavon, imaginaient que « le rôle d'Elvire doit [...] exercer un irrésistible attrait » (Le Don Juan de Molière, Copenhague, Gyldendal, 1947, p. 142). En outre, bien avant l'effet Jouvet, même le prédécesseur le plus lointain du renouveau de la critique donjuanesque semblait, pour sa part, entièrement médusé par le personnage : « l'amour d'Elvire est profond et triste, presque tragique; même coupable, il inspire le respect » (Georges Gendarme de Bévotte, La Légende de Don Juan, Paris, Hachette, 1911, p. 145).
[32]« Étrange qu'à cette renégate du couvent par amour, pas un cri de tendresse ou de passion n'échappe, pas un aveu ! […] Comment croire qu'elle n'en a déjà plus, que l'amour pour Don Juan a quitté Elvire aussi vite que l'amour pour Elvire a quitté Don Juan ? », observait astucieusement Micheline Sauvage (Le Cas Don Juan, Paris, Seuil, 1953, p. 83). Et Saint-Paulien d'aller un peu plus loin, en suggérant de façon aussi rhétorique que Don Juan pourrait bien s'inspirer du jeu de son épouse : « Pourquoi ne pas jouer le même rôle qu'Elvire, celui du repenti, du dévot ? » (Don Juan. Mythe et réalité, Paris, Plon, 1967, p. 133). Même les féministes, pour qui le retour en scène d'Elvire « prouve son immense amour pour […] l'émancipateur des femmes », doivent alors reconnaître que celle-ci « revient à la charge, sous prétexte de 'sauver' l'âme de son séducteur » (Sarah Kofman, Don Juan ou le refus de la dette, Paris, Galilée, 1991, p. 92–93). Dès lors, c'est la nature foncièrement théâtrale d'Elvire qui prend le dessus: « What Elvire asks of Don Juan is not an explanation or repentance but participation in a scene which can represent their love in a present or past form [...] not love but its representation » (Michael Spingler, « The Actor and the Statue : Space, Time and Court Performance in Molière's Dom Juan », Comparative Drama 25, 1991, p. 351–68). Et sous peu, on en vient à dénoncer « le discours transactionnel d’Elvire [comme] discours de mauvaise foi, digne de la tragédie – genre noble – [… et qui] se teintera d’un évangélisme peu convaincant (IV, 6) » (Michel Bareau, « Esthétique et transaction dans le Dom Juan de Molière », Ordre et contestation au temps des classiques, Papers in French Seventeenth-Century Literature, 1992, p. 125).
[33] Rappelons que ce n’est qu’en 1682, soit neuf ans après la mort de Molière et dix-sept ans après la mise-en-scène de la pièce, qu’apparaît la première édition du Dom Juan.
[34] Référence à l’entrée en scène de Tartuffe qui, pour impressionner Dorine, fait mine de donner des instructions à son invisible servant : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline » (III, 2, v. 853).
[35] Don Juan : « Sais-tu que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ? »
[36] La comparaison entre la « dame voilée » du quatrième acte et la « femme voilée » du cinquième semble pratiquement incontournable. Cependant, parce que l’une révèle effectivement son identité et l’autre non, je prendrai garde ici à ne pas amalgamer les deux. Rien ne prouve en effet que, sous le Spectre du dernier acte se cache le seul personnage d’Elvire.
[37] C’était en 1995, au festival d’Avignon, que Mnouchkine avait fait le choix pour le moins original de mettre en scène un Tartuffe devenu intégriste islamique.
[38] Op. cit.,p. 86.
[39] L'anachronisme de cette analogie peut paraître mal venu, mais il ne fait que prolonger les observations faites par Roger Duchêne dans son dernier travail sur la culture féminine au Grand Siècle (Être femme au temps de Louis XIV, Paris, Perrin, 2004). D'une part, en effet, celui-ci nous rappelle l'existence d'une « dot de couvent » (78) sans laquelle les portes de l'institution restaient aussi fermées que celles d'un country club à ceux et à celles qui n'auraient pas réglé leurs frais d'adhésion. D'autre part, Duchêne multiplie les exemples de ce qu'il appelle euphémiquement les « petits relâchements » (88), pour démontrer à quel point les enceintes des couvents représentaient des frontières particulièrement poreuses pour leurs résidentes qui bénéficiaient alors de tous les avantages sociaux d'un « impossible enfermement » (Ibid., titre du huitième chapitre).
[40] Op. cit.
[41] Ibid.
[42] Ibid.
[43] La Pensée et le mouvant, Paris, Alcan, 1937, p. 127.
[44] Ibid., p. 128.
[45] Ibid., p. 118.