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Qui n’est pas plutôt vieux qu’il redevient nouveau ?
(Boursault, II, 4)
Ces deux vers de la Comédie sans titre (1683) de Boursault nous indiquent, dans une certaine mesure, la manière dont le Mercure galant est perçu par ses contemporains : fondamentalement, il s’agit bien d’un livre, certes un peu particulier, puisqu’il est sans cesse mis à jour. Jusqu’à présent, la majorité de la critique n’a pas jugé nécessaire de s’arrêter sur le fait que ce terme de « livre » ait semblé approprié pour qualifier le Mercure galant : son rythme de parution mensuel suffit à conférer à l’ouvrage de Donneau de Visé l’étiquette anachronique de « journal » ou « magazine »[1]. Il est évident qu’une histoire de la presse doit prendre en compte le Mercure galant, qui a inspiré dans une certaine mesure nos magazines actuels. Mais ce type d’approche présente l’inconvénient majeur d’occulter un faisceau d’interrogations également fécondes : dans un contexte où notre « journalisme » moderne n’existe pas, il vaut la peine d’adopter une démarche endogène et d’éclairer les logiques et les attentes du public contemporain qui informent le Mercure galant. Le fait de le penser au prisme de logiques « journalistiques » actuelles présente en effet un risque important d’illusion d’optique : ses pratiques éditoriales, ses contenus et leurs fonctions se confondent avec des pratiques et des logiques actuelles, masquant ainsi leur altérité.
Or il est un autre terme utilisé à l’époque de façon récurrente pour qualifier le Mercure galant. Dans le second tome du périodique publié au début 1673, l’auteur, en s’adressant à sa destinataire fictive, mentionne le « dessein que j’avais de vous faire unrecueil de tout ce qui se serait dit et fait de nouveau » (3). Ce terme de recueil n’est pas anodin : il renvoie notamment à une catégorie de livres qui mêlent des contenus divers, en prose et en vers, et qui connaissent une vogue importante dès les années 1650. Exemple célèbre de ce type d’ouvrages : les Poésies choisies du libraire Sercy, qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui une certaine notoriété pour avoir été mentionnés par Molière à la scène IX de ses Précieuses ridicules.[2]Il ne s’agit pas là d’un cas isolé : à la même époque, de nombreux autres libraires tels que Chamhoudry, Sommaville, Loyson ou Quinet[3] éditent eux aussi, en plusieurs volumes, des ouvrages dont le titre annonce des recueils de pièces en prose et en vers. Outre ce type de regroupement, le terme désigne également des ouvrages dont le point commun est de rassembler en un volume des textes de nature et de genre variés, qu’il s’agisse des Œuvres mêlées ou discours divers de Sorel ou des Nouvelles galantes, comiques et tragiques du même Donneau de Visé. Enfin, le terme de recueil renvoie également à une troisième catégorie d’ouvrages : certains livres d’histoire qui compilent des pièces diverses (traités, chartes…) et qui sont qualifiés de « recueils », notamment dans la Bibliothèque françoise de Sorel (318–387).
C’est donc dans cet univers éditorial convoqué par le terme de « recueil » que la présente réflexion se propose de replacer le Mercure galant, pour interroger quelques a priori : la division entre « livres » et ouvrages « périodiques » est-elle pertinente ? Notre conception des écrits qui confine les contenus d’actualité immédiate (nouvelles d’information, modes…) au journalisme est-elle pertinente pour faire du Mercure galant un journal ? A quel(s) besoin(s) de ses lecteurs contemporains répond le Mercure galant ? Sans s’opposer, on le répète, aux approches qui envisagent l’entreprise éditoriale de Donneau de Visé sous l’angle de la presse, notre réflexion vise néanmoins à déconstruire certains critères d’évaluation « journalistique » du Mercure galant, avant de proposer d’autres pistes pour tenter d’approcher différemment cet ouvrage aussi intrigant que fondamental pour l’histoire culturelle du second XVIIe siècle.
I. De la périodicité
La principale caractéristique du Mercure galant qui a amené la critique à le considérer comme un « journal », c’est sa périodicité. Or cette périodicité doit être réévalué à l’aune d’une pratique éditoriale beaucoup plus large : depuis le milieu du XVIIe siècle au moins, il est courant d’ajouter des parties à un livre, au gré de son succès et de la matière disponible. Les Poésies choisies de Sercy évoquées ci-dessus constituent à ce propos un exemple patent. Publiées pour la première fois en 1653, elles rencontrent alors un tel succès que le libraire peut en imprimer une seconde partie la même année, jusqu’à une cinquième partie en 1660. La recette fonctionne si bien qu’il crée en 1659, sur le même modèle, un Recueil de pièces en prose, qui se poursuivra, lui aussi, sur cinq parties, jusqu’en 1663. Le second privilège pris par Sercy pour ses deux recueils prévoyait même neuf volumes pour chacun d’entre eux.[4]
De fait, d’autres ouvrages annoncent une suite dès le premier tome. Exemple représentatif de ce phénomène courant, le Cabinet de Scudéry présente une préface où l’auteur se dit en mesure de poursuivre son livre sur plusieurs volumes si le premier rencontrait le succès escompté :
Enfin, lecteur, en achevant ce volume je me suis satisfait, et j’ai tâché de te satisfaire. Si j’apprends que je suis arrivé à ma fin, je n’en demeurerai pas là : car, comme les seuls tableaux ne composent pas pour l’ordinaire les cabinets entiers et que, tant s’en faut, ils ne servent quasi simplement qu’à couvrir les murailles, sachez que j’ai de quoi orner les tablettes du mien, et de quoi remplir les boîtes et les layettes de choses qui ne sont pas trop communes, ni trop déplaisantes à voir : mais autant que je les expose, c’est à vous à m’en donner le courage, en voyant favorablement celle-ci. (« Au lecteur »)
Le Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, édité chez le libraire fictif Pierre Marteau en 1664, constitue un autre exemple, plus contemporain, de cette pratique. L’avis au lecteur de ce premier volume promet que « [s]i je trouve que ceci ne vous a pas été désagréable, je continuerai de vous en [des pièces] donner ensuite qui ne seront pas moins belles que les présentes » (Marteau I, « Au lecteur »). Le second volume, qui paraîtra en 1667, se décrira explicitement comme la suite du tome précédent :
Il y a déjà trois ans que j’eus l’honneur de vous donner un recueil de pièces galantes et nouvelles des plus curieuses du temps, avec promesse de vous en faire voir d’autres de cette même nature dès que j’aurais vu que celles-là vous auraient agréé. […] C’est pourquoi, afin de m’acquitter de ma promesse, et vous donner de la matière pour entretenir votre curiosité, j’ai fait un autre recueil de celles-ci, qui ont aussi couru quelque temps manuscrites parmi les beaux esprits, qui me les ont fournies pour en faire part au public. (Marteau II, « Au lecteur »)
La fin du siècle présente des exemples remarquables de ce qu’il conviendrait d’appeler des « recueils qui deviennent périodiques ». Ainsi, en 1694, le libraire hollandais Adrian Moetjens lance, pour publier le nombre croissant de pièces diverses qu’il reçoit, un Recueil de pièces curieuses et nouvelles. L’avertissement au lecteur présentele projet dans des termes identiques au recueil de Pierre Marteau mentionné ci-dessus, puisqu’il note que « si ces essais de pièces par où je commence ont l’approbation du public […] je ne manquerai pas d’en fournir à l’avenir » (« Avis du libraire »).Ce n’est qu’au cinquième tome qu’une périodicité régulière s’installe, et que l’on trouve l’annonce suivante, similaire à celle rencontrée dans le Mercure galant : « Adrian Moetjens avertit qu’il donnera tous les deux mois une partie du recueil semblable à celle-ci » (n.p.)[5]. Mais en cette fin de siècle, c’est une autre production imprimée de Donneau de Visé, Les Affaires du temps, qui constitue l’exemple le plus frappant d’un livre devenu périodique, en fonction de la matière disponible. La deuxième partie de cet ouvrage, consacré aux manœuvres politiques et militaires, annonce ainsi :
La matière des Affaires du temps s’est trouvée si abondante qu’elle n’a pu être renfermée en deux volumes. Ainsi, il y en aura un troisième qu’on débitera le premier jour de décembre et qui développera toute l’intrigue qui a mis tant de puissances en mouvement. (« Avis »)
En définitive, les Affaires du temps compteront treize parties (!), publiées entre 1688 et 1692. Et les exemples de cet ordre sont nombreux : il est donc courant qu’un ouvrage, et particulièrement un recueil, se poursuive sur plusieurs tomes, en fonction de l’offre et de la demande, à tel point que l’on peut considérer cette pratique comme paradigmatique. La parution périodique du Mercure galant n’implique donc pas qu’il soit un ancêtre de la presse – ou alors, de nombreux autres ouvrages qui n’ont rien de journalistique devraient être pensés comme tels. Au contraire – et l’irrégularité avec laquelle paraissent les premiers tomes du Mercure galant en est un signe – il pourrait bien s’agir d’un livre qui, à l’instar des autres recueils, parvient à se poursuivre de tome en tome, en fonction de la matière à disposition. Un indice fort de cette parenté réside dans les termes du privilège accordé au Mercure galant. Jusqu’en 1678, il y est décrit comme un « livre en un ou plusieurs volumes[6]. » Il s’agit en l’occurrence d’une terminologie générique, attribuée à de nombreux ouvrages, et notamment aux recueils. Ce détail, qui confirme que les recueils présentent potentiellement une suite, indique surtout que les premiers numéros du périodique de Donneau de Visé ne constituent pas, du point de vue juridique, un objet éditorial particulier.
II. Des contenus
Un autre aspect qui amène à rapprocher le Mercure galant de la presse tient à la nature de ses contenus (nouvelles d’actualité, modes, jeux…), traditionnellement associés, pour le lecteur actuel, à du journalisme. Les réévaluer à l’aune d’autres recueils remet en cause cet a priori : non seulement, ils sont publiés à l’époque sur des supports extrêmement variés (y compris non périodiques), mais en outre, il n’est pas certain que ces contenus aient la même fonction ni le même sens pour le lecteur d’aujourd’hui que pour le lecteur d’alors.
Il faut ainsi noter en premier lieu que les fictions narratives occupent une place importante, parfois prépondérante, dans les premiers Mercures galants ; jusqu’à soixante-dix pour cent des pages du cinquième tome, par exemple. Cette proportion rapproche ainsi le périodique de Donneau de Visé d’un recueil de nouvelles, tel que ses Nouvelles galantes, comiques et tragiques, d’autant plus que ces dernières incluent elles aussi quelques pièces d’actualité militaire comme le « Dialogue sur le voyage du Roi dans la Franche-Comté ». Un constat analogue peut être fait pour les pièces de poésie galante, dont l’importance ne fait que croître au fil des premiers numéros du Mercure galant, ce qui le rapprocherait alors d’un des recueils de pièces choisies mentionnés plus haut. Le périodique de Donneau de Visé est donc loin de se limiter à des pièces d’actualité.
Mais le plus remarquable, c’est que des contenus liés par essence à l’actualité – des discours sur des spectacles ou des articles traitant des modes vestimentaires, par exemple – trouvent aussi place dans des recueils, y compris des recueils qui n’ont rien de périodique. Ainsi, dans le Recueil de divers ouvrages en prose et en vers composé de pièces de Perrault, on trouve sa « Critique de l’opéra, ou examen de la tragédie intitulée Alceste ou le triomphe d’Alcide » (269–310). On connaît aussi les critiques de spectacles de Molière et Corneille que le même Donneau de Visé donne dans ses Nouvelles Nouvelles (III, 210–277). Quant aux modes vestimentaires, elles paraissent elles aussi dans le Recueil des pièces en prose de Sercy, sous forme de récits allégoriques, tels que « l’Origine ou le progrès des rubans… » (I, 28–44). Ces contenus se publient donc aussi bien dans des ouvrages non périodiques que périodiques comme le Mercure galant. En somme, d’une part le Mercure galant contient des textes qui n’ont pas de rapport immédiat à l’actualité, et de l’autre, l’actualité ne se cantonne pas aux supports périodiques. Dès lors, force est de constater qu’il est difficile de circonscrire une catégorie d’ouvrages qui puisse être qualifiée de « journaux ».
Là où, en revanche, le Mercure galant se différencie de plusieurs recueils (Les Affaires du temps mises à part), c’est dans la manière d’énoncer ses contenus, par le biais de la forme épistolaire[7]. Par rapport aux recueils traditionnels, qui présentent les pièces en vrac, la lettre qui informe le Mercure galant permet en effet de structurer l’énonciation des différents contenus qui le composent. Or dans le cas d’un ouvrage composé d’une suite de textes brefs, la qualité de la structure encadrante est un enjeu fort de l’époque. En témoigne, par exemple, la critique que Charles Sorel, dans sa Bibliothèque françoise, adresse aux Moralia de Sénèque : « On a cru que c’était un édifice où les pierres étaient arrangées les unes sur les autres, sans avoir de la chaux pour les joindre. » (48–49) LeMercure galant convoque ainsi le modèle de la lettre pour énoncer de manière cohérente ses diverses matières : il trouve là, en somme, la « chaux pour les joindre ».
Sans que cette dernière caractéristique constitue sa seule spécificité par rapport à d’autres recueils, on devine ici que le Mercure galant constitue un objet à part, notamment par le soin qu’il porte à la manière d’énoncer ses contenus.
III. Qu’est-ce que le Mercure galant ?
Puisque les logiques du journalisme actuel ne constituent pas une grille de lecture à même d’éclairer la fonction qu’il revêt auprès du public de l’époque, il convient maintenant de proposer une autre approche. Et c’est en interrogeant un dernier type de pièces présentes dans le Mercure galant qu’il nous semble possible d’amener à concevoir autrement l’ouvrage de Donneau de Visé.
Le cas des nouvelles d’actualité
Il est en effet un type de contenu qui résiste aux contextualisations que nous avons réalisées jusqu’ici : les informations politiques, militaires ou mondaines. Le Recueil de pièces en prose de Sercy contenait bien une « Lettre à un ami sur diverses choses arrivées dans le monde » (I, 246–262) et des « Nouvelles admirables » (I, 367–393), mais la proportion n’est pas la même : aucun autre recueil ne s’attache autant et aussi régulièrement à donner des nouvelles que le Mercure galant, ni, surtout, avec un ancrage aussi fort dans l’actualité. Pourtant, si la dimension informative de ces nouvelles est incontestable, il se pourrait que leur fonction ne se limite pas à cela tant s’en faut, et l’on risque encore une fois l’illusion d’optique. Considérons le passage suivant du Mercure galant, représentatif de ce type de nouvelles :
Le même [nouvelliste] nous dit que Monsieur le comte d’Estrées était arrivé à Brest avec les vaisseaux que le roi avait fait armer à Rochefort et que Monsieur le marquis de Seignelay, dont les soins n’avaient pas peu contribué à cet armement, était arrivé avec luiet que ces navires au nombre de quarante-quatre, montés de quinze cents pièces de canons, partiraient au premier vent favorable pour rejoindre l’armée navale d’Angleterre. Il nous dit encore que Sa Majesté était arrivée à Charleroi avec une vitesse incroyable, et que bien qu’elle dût être fatiguée, elle ne laissait pas de visiter tous les jours son armée ; que l’avant-garde de vingt mille hommes en était partie le neuf avec M. le vicomte de Turenne et que deux mille dragons étaient partis quelques jours auparavant, ayant en tête Monsieur le marquis de Fourville, qui passe avec justice pour un des plus braves officiers de cavalerie. (II, 88–90)
La proportion de faits apparaît, dans ce passage, assez faible. On ne manque pas, en revanche, de citer les noms et distinctions de chacun. En d’autres termes, l’enjeu semble être moins de rapporter les faits – « ce qui se passe » – que d’enregistrer et publier les mérites personnels : « qui fait quoi ». Plus encore qu’informer le public, ces nouvelles semblent constituer une façon d’enregistrer les mérites individuels, à la manière des Mémoires. De même, dans le troisième tome, un passage qui pourrait a priori ressembler à un reportage sur la manufacture des Gobelins constitue avant tout une manière de publier les noms et qualités de ceux qui y travaillent (255–262). Ces listes s’apparentent encore une fois aux Mémoires, lesquels présentent fréquemment des listes de noms (personnes ayant participé au fait raconté, officiers présents à une bataille…), mais aussi à un recueil comme L’Amour échappé, également de Donneau de Visé, dont chacun des volumes commence et se termine par une liste des noms dont on donne les mérites et les qualités, à la manière du Dictionnaire des Précieuses de Somaize.
Or énoncer des nouvelles afin de publier les mérites de personnalités, c’est explicitement l’objectif que se donne le premier Mercure galant, lorsque, dans l’avis au lecteur du premier tome, sont mises en relation la curiosité des nouvelles et la « connaissance des personnes » :
Les curieux des nouvelles et les provinciaux et les étrangers qui n’ont aucune connaissance de plusieurs personnes d’une grande naissance ou d’un grand mérite, dont ils entendent souvent parler, apprendront dans ce volume et dans les suivants par où ils sont recommandables et ce qui les fait estimer. (« Au lecteur »)
Parmi les multiples fonctions du Mercure galant, il s’en trouve donc celle, fondamentale, de la publication, qui implique autant la diffusion que l’enregistrement. Et ce qui se publie, c’est aussi bien une production « littéraire » que des réputations et des actions remarquables : en somme, tout ce qui peut contribuer à valoriser un nom. Parce qu’ils sont constitutifs de l’ethos du galant homme[8], les hauts faits d’armes et les histoires galantes sont situés sur le même plan que l’habileté littéraire, ce qu’illustre cette description de Saint-Aignan publiée dans le premier tome du Mercure : « Je ne dois pas oublier Monsieur le duc de Saint-Aignan dont les illustres galanteries, les vers enjoués et galants et les hauts faits d’armes, ne sont inconnus à personne. » (224) Dès lors, le but fondamental du Mercure galant, s’il veut mériter son nom, est de publier aussi bien les faits littéraires que les faits militaires ou galants, et de les publier dans la structure encadrante d’une lettre galante, soit sur un ton beaucoup plus brillant, plus plaisant, que le ton sec, de la Gazette.
Publier des textes
En ce qui concerne la publication de l’habileté littéraire, on rappellera en premier lieu l’importance de l’enjeu attaché à la publication de pièces brèves. En témoigne notamment ce passage du Roman bourgeois où l’on évoque « [des] auteurs qui, pour de petites pièces, ont acquis autant et plus de gloire que ceux qui nous ont donné de grands ouvrages tout à la fois […] » (267). Depuis les années 1650, les recueils poétiques ont assuré l’impression de cette production florissante et valorisée. Grâce au renouvellement permanent de ses volumes, le Mercure galant constitue un espace de publication idéal pour ces petites pièces. Mais, différence majeure par rapport aux recueils, sa parution périodique lui permet de susciter de nouvelles pièces, lesquelles peuvent ensuite être imprimées. Au tome cinq, par exemple, l’histoire d’un moineau se termine par l’invitation suivante : « Plusieurs beaux esprits vont faire des vers sur ce sujet, que je vous enverrai au premier jour » (267) ; les vers que l’histoire a effectivement suscités paraîtront au tome suivant. À la manière des jeux de société qui produisent les pièces de poésie galante[9], le Mercure, tel une véritable société de papier[10],multiplie ainsi les contenus susceptibles d’en susciter d’autres. Il offre un support de publication à ces pièces brèves, partant, à leurs auteurs.
Et c’est dans cette optique – publier des pièces et, surtout, leurs auteurs – que doit se comprendre la présence d’énigmes dans le Mercure galant, et non dans une logique similaire à celle de nos mots croisés. L’énigme est en effet donnée en vers et provient d’un lecteur, qui publie par ce biais son habileté littéraire et les qualités de son esprit. Et cette énigme suscite des réponses : au numéro suivant, lorsqu’une bonne réponse est donnée, elle l’est en vers également, et elle est publiée avec des informations sur l’auteur de cette réponse. Ces mécanismes sont illustrés sur le mode ironique dans deux pièces des décennies 1680 et 1690. La Comédie sans titre, d’abord, met en scène l’auteur d’une énigme. Or cette dernière est présentée et discutée non pas en termes de difficulté ou sous l’angle du divertissement qu’elle procure, mais précisément, en termes de qualité littéraire. Après la première lecture de l’énigme, un protagoniste, Oronte, commente immédiatement : « Ces vers-là me semblent bien tournés ». Et l’auteur, à la manière du Mascarille des Précieuses ridicules, répète son énigme et en loue la composition de diverses manières, avant d’insister, précisément, sur la paternité de ladite énigme qu’il présente comme une composition de haute volée :
Je vous laisse l’énigme avec mon nom au bas
Ornez-la d’un prélude, vantez ses appas.
Les vers en sont si beaux, la matière si belle,
Que vous n’en direz rien qui soit au-dessus d’elle.
(Acte V, scène 8. C’est nous qui soulignons.)
Quant aux réponses, leur raison d’être fondamentale consiste en la publication du nom[11]de celui qui découvre la solution, puisque c’est là une marque d’esprit. L’étendue du phénomène est remarquablement illustrée, sur le mode satirique, par une scène de La Tapisserie vivante de Gaëtan Romagnesi, patchwork de scènes de comédies italiennes adaptées au goût français :
Le maître à danser
Pour de l’esprit, Madame, les gens de notre profession en regorgent. Et qui en aurait si nous n’en n’avions ? Nous sommes tous les jours avec des gens de première qualité, et je sors présentement de chez la femme d’un élu où je me suis fait admirer. J’ai deviné une énigme du Mercure galant : vous savez présentement que c’est la pierre de touche de l’esprit.
Toinon
Ha ! par ma foi, Madame [à sa maîtresse], les beaux esprits sont donc bien communs, car la moitié du Mercure n’est rempli que du nom de ceux qui les devinent. Pour vous, Monsieur, vous n’avez pas besoin qu’on imprime le vôtre pour faire connaître votre mérite au public […]. (19–20, c’est nous qui soulignons.)
Publier des faits
Aux côtés de ces pièces courtes, le Mercure galant publie donc, par le biais des nouvelles d’actualité, les actions individuelles. Au sujet de ces « hauts faits d’armes » et de ces « illustres galanteries », relevons deux évidences : la première, c’est que la valorisation sociale que confèrent ces actions n’existe que si elles sont connues d’un certain public. La seconde, c’est que les aventures galantes ou les hauts faits d’armes ne constituent pas, en soi, des textes. Or les « nouvelles » permettent précisément à Donneau de Visé de convertir les faits en textes, tantôt par une narration, tantôt par une courte mention. Ces faits, désormais textualisés, peuvent ainsi prendre place dans son Mercure galant, et donc, se publier et se diffuser. C’est, là encore, le programme explicité dès le premier tome : « […] l’on ne parle ici que d’histoires amoureuses et que du mérite des personnes qui en ont beaucoup, quand même leur plume ne produirait aucun ouvrage. Il n’est pas toujours nécessaire d’écrire pour avoir de l’esprit, et l’on a souvent vu des preuves du contraire » (« Au lecteur »).
Mais le geste d’imprimer s’inscrit surtout dans une logique patrimoniale, au sens où il permet d’enregistrer durablement un fait remarquable. Il peut sembler surprenant d’imaginer que le Mercure galant se pense sur la durée et qu’il se présente comme la mémoire des réputations qu’il publie. Cette dimension patrimoniale est pourtant fondamentale, et thématisée à plusieurs reprises, entre autres, dans le premier volume du Nouveau Mercure galant : « […] au bout de quelques années, il n’y aura pas une personne considérable dont ceux qui auront tous les volumes du Mercure ne puissent trouver l’éloge,celui de chaque particulier pouvant donner lieu à s’étendre sur sa famille » (16, c’est nous qui soulignons). Le Mercure galant rejoint alors la logique des recueils historiques, ces ouvrages nombreux qui ne cessent de rassembler et de collectionner pièces, chartes, documents…, prêts à servir en cas de litige patrimonial ou pour célébrer la gloire d’une famille.
Et c’est notamment dans l’avis au lecteur du Nouveau Mercure galant de décembre 1677 que cette fonction historiographique apparaît de la façon la plus claire, lorsque le bilan de l’année écoulée se termine par un récapitulatif des numéros imprimés jusque-là :
Le prix des dix volumes de l’année 1677 ne sera point augmenté. Ils contiennent les nouvelles des douze mois, parce qu’on a ramassé dans le premier celles de janvier, de février, et de mars, jamais conquérant n’ayant fait de si grandes conquêtes que Louis le Grand dans le cours d’une seule année. […] Tant d’actions surprenantes rendent ces dix tomes considérables. On y rend la gloire qui est due à ceux qui ont fait les conquêtes, et à ceux qui les ont chantées, et on y ramasse mille choses curieuses qu’on n’aurait pu trouver ensemble, si le Mercure n’avait jamais été fait. Les unes auraient été séparées, les autres n’étant qu’en feuilles volantes se seraient perdues et il y en aurait beaucoup que la négligence de les recueillir aurait empêché de conserver. (T. X, « Au lecteur »)
Le Mercure galant constitue ainsi la plateforme idéale, l’espace de publication disponible chaque mois, à même de recevoir les pièces volantes comme les hauts faits d’armes (et les pièces que l’on fait à leur sujet). C’est un recueil qui diffuse, certes, mais qui, surtout, conserve : le fait de vendre les anciens numéros laisse entendre que la pérennisation des contenus est un enjeu dont l’importance est au moins égale à l’ancrage du Mercure dans une actualité proche[12].
Si les pistes esquissées au cours de cet article n’épuisent pas la question de « ce qu’est » le Mercure galant, elles invitent, en somme, à considérer l’ouvrage de Donneau de Visé comme un recueil qui pousse la logique éditoriale du renouvellement sur des milliers de volumes – et donc, qui devient périodique – là où les autres recueils ne s’étaient pensés, au mieux, que sur quelques parties. Par le biais de cette périodicité, cet étrange « livre qui n’est pas plutôt vieux, qu’il redevient nouveau » (Boursault II, 4) offre, par rapport aux autres recueils, des possibilités éditoriales renouvelées. Il constitue ainsi une plateforme à la plasticité maximale, idéale pour imprimer, diffuser, et surtout, conserver une série de contenus qui ne pourraient trouver place ailleurs : en cela, il participe à l’immense entreprise d’écriture de l’histoire du siècle de Louis le Grand. Mais la pérennité de sa republication lui permet en outre de susciter des productions, et de les imprimer ensuite, en une sorte de mouvement perpétuel : le Mercure galant est interactif. Cette caractéristique fondamentale invite à reprendre la récente et lumineuse démonstration d’Allison Stedman, qui révèle, en étudiant aussi bien les recueils que le Mercure galant, la fonction de médiation sociale de l’imprimé (81–126) : beaucoup plus qu’un journal, il vaudrait ainsi la peine de considérer le Mercure galant comme un espace social virtuel – puisque ses « membres » se rencontrent par le biais du livre – qui relie, grâce à l’imprimé, les quatre coins de la France, en un immense salon de papier.
Université de Fribourg, Suisse
(projet FNS : « Naissance de la critique dramatique »)
et Université Paris-Sorbonne
Ouvrages cités
Boursault, Edmé. « La Comédie sans titre [ou le Mercure galant] ». Œuvres de M. Poisson. T. II, Paris : Ribou, 1682.
Denis, Delphine. Le Parnasse galant. Paris : Champion, 2001.
Donneau de Visé, Jean. Les Nouvelles Nouvelles. 3 t. Paris : Bienfaict, 1663. Edition en ligne [2014] : http://www.nouvellesnouvelles.fr.
———. Les Nouvelles galantes, comiques et tragiques. Paris : Quinet, 1669.
———. L’Amour échappé ou les diverses manières d’aimer. Paris : Jolly, 1669.
———. Le Mercure galant. T. I-VI, Paris : Barbin, 1672–1673.
———. Le Nouveau Mercure galant. T. I–VI, Paris : Barbin, 1672–1673.
———. Les Affaires du temps, T. I–XIII, Paris : Guerout, 1688–1692.
Furetière, Antoine. Le Roman bourgeois [1666]. Paris : GF, 2001.
Guéret, Gabriel. La Guerre des auteurs anciens et modernes. Paris : Girard, 1671.
Harvey, Sara. « Les fins de l’obscurité dans les énigmes du Mercure galant. »Delphine Denis, éd. L’Obscurité : langage et herméneutique sous l’ancien régime. Louvain : Academia-Bruylant, 2007, 171–182.
Hatin, Eugène.Histoire du journal en France : 1631–1853. Paris : Jannet, 1853.
Marteau, Pierre [nom d’emprunt], éd. Avis au lecteur. Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes…, T. I, Paris : Marteau, 1663.
———. Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes…. T. II, Paris : Marteau, 1667.
Moetjens, Adrian, éd. Recueil de pièces curieuses et nouvelles. T. 1. La Haye : Moetjens, 1694.
———. Recueil de pièces curieuses et nouvelles. T. IV, vol. 1. La Haye, Moetjens, 1696.
Moureau, François. La Plume et le plomb. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006.
Perrault, Charles. « Critique de l’opéra, ou examen de la tragédie intitulée Alceste ou le triomphe d’Alcide. » Recueil de divers ouvrages en prose et en vers. Paris : Coignard, 1675, 269–310.
Romagnesi, Gaëtan. La Tapisserie vivante. La Haye : Foulque, 1696.
Schapira, Nicolas. Un professionnel des lettres au XVIIe siècle : Valentin Conrart, une histoire sociale. Seyssel : Champ Vallon, 2003.
Scudéry, Georges de. Le Cabinet. Paris : Courbé, 1646.
Sercy, Charles, éd. Poésies choisies. T. I–V. Paris : Sercy, 1653–1660.
———. Recueil de pièces en prose, les plus agréables de ce temps. T. I–V. Paris : Sercy, 1659.
——— « L’Origine et le progrès des rubans ; leur défaite par les princesses jarretières et leur rétablissement ensuite. » Recueil de pièces en prose, les plus agréables de ce temps, T. I. Paris : Sercy, 1659, 28–44.
Somaize, Antoine Baudreau de. Le Grand dictionnaire des précieuses : historique, poétique, géographique …. Paris : Ribou, 1661.
Sorel, Charles. Œuvres diverses ou discours mêlés. Paris : Compagnie des libraires, 1663.
———. La Bibliothèque françoise. Paris : Compagnie des libraires, 1664.
Stedman, Allison. Rococo Fiction in France, 1600–1715 : Seditious Frivolity. Lewisburg : Bucknell University Press, 2013.
Turnovsky, Geoffrey. “Authorial Modesty and Its Readers : Mondanité and Modernity in Seventeenth-Century France.”MLQ 72.4 (décembre 2011) : 461–492.
Viala, Alain. Naissance de l’écrivain. Paris : Minuit, 1985.
———. La France galante. Paris : PUF, 2008.
Vincent, Monique. Le Mercure galant, présentation de la première revue féminine d’information et de culture, 1672–1710. Paris : Champion, 2007.
[1] La plupart des ouvrages classiques sur la presse qui traitent du Mercure galant, de celui d’Eugène Hatin à celui de François Moureau, tont du concept de press un présupposé, et retrouvent des objets qu’ils font correspondre à la presse à travers toute l’histoire. Alain Viala avait déjà étudié, dans le contexte des institutions qui accompagnent la naissance de l’écrivain, la filiation forte entre les recueils et les ouvrages périodiques, qu’il qualifie, en l’occurrence, de presse (Viala 124-129). De manière symptomatique, Monique Vincent, dans ses nombreux travaux sur le Mercure galant, reste prudente quant à se prononcer sur la nature du périodique ; elle opte toutefois pour le terme flou de « revue » dans sa synthèse de 2007. Sara Harvey, dont les analyses éclairent de nombreux aspects du Mercure galant, propose elle aussi astucieusement de considérer les énigmes comme un « ancêtre des divertissements de presse » destiné à « distraire le plus grand nombre de lecteurs » (Harvey 182).
[2] Cette formule (« Messieurs des pièces choisies ») connaîtra d’ailleurs un certain succès, indice éventuel qu’elle ne désignerait pas un recueil en particulier mais un type de production. On la retrouvera notamment sous la plume de Gabriel Guéret (193).
[3] Pour n’en citer que quelques-uns : Recueil de diverses poésies choisies (Paris : Sommaville, 1660) ; Recueil de poésies de divers auteurs… (Paris : Loyson, 1661) ; LesDélices de la poésie galante… (Paris : Ribou, 1664).
[4] Voir le privilège contenu dans la seconde partie du Recueil de pièces en prose… : « Et comme il [Sercy] a vu que les dits recueils ont été favorablement reçus du public, cela a donné sujet au suppliant d’en faire une recherche, lequel avec grand soin et dépense a recouvré de quoi augmenter chacun des dits recueils de quatre volumes ; tellement que le dit recueil de poésies choisies aura neuf volumes, et celui en prose, huit. »
[5] Dans le premier tome du Mercure galant de 1678 (Paris, Blageart), on trouve l’avis suivant : « On donnera un tome du Mercure galant le sixième jour de chaque mois sans aucun retardement. »
[6] « […] il est permis au sieur DAN. de faire imprimer, vendre ou débiter par tel imprimeur qu’il voudra un livre intitulé Le Mercure galant en un ou plusieurs volumes, et ce, pendant le temps et espace de dix années entières et accomplies, à compter du jour que chacun des dits volumes sera imprimé pour la première fois […] » (« Extrait du privilège du roi », Mercure galant, t. I, (Paris : Girard, 1672)). Ce n’est qu’en 1678 que le privilège évolue et qu’il décrit spécifiquement un livre produit de « mois en mois ».
[7] Donneau de Visé avait déjà démontré son savoir-faire dans ce domaine en 1663, au gré de la seconde et la troisième partie de ses Nouvelles Nouvelles. De par son contenu, ce livre est à considérer également comme un recueil. Mais sa singularité est de donner aux pièces disparates et diverses qui le composent une structure d’énonciation suivie, par le biais de nouvellistes, dont la conversation permet d’introduire, d’énoncer et de commenter les différentes pièces. Ce recours à la forme épistolaire est inspiré, en partie du moins, par le modèle des « lettres en vers » (Muse historique de Loret…) en vogue dans les années 1650–1660.
[8] Delphine Denis dans sonParnasse galant avait déjà souligné combien les recueils constituent un lieu fondamental de la galanterie : « Cette sociabilité, dont l’ethos galant doit publier les signes, a trouvé comme on l’a vu un genre d’élection dans les recueils de lettres et de poésies qui se multiplient dans la seconde moitié du siècle » (151).
[9] Voir Delphine Denis, pp. 241 sq. Dans un article essentiel, Geoffrey Turnovsky articule plus avant ce mode de production avec les stratégies auctoriales, et considère l’écrit non pas comme une mimesis de pratiques sociales externes, mais comme le lieu même des pratiques sociales qui y sont décrites.
[10] C’est la réévaluation fondamentale de la notion de salon à laquelle procède Nicolas Schapira dans ses travaux sur Valentin Conrart qui nous amène à émettre cette proposition. Dans son récent ouvrage, Allison Stedman propose également l’idée du livre comme Référence.
[11]Qu’il s’agisse d’un pseudonyme ou du nom « réel » de l’auteur. Dans le premier cas, on peut expliquer ce masquage du nom en postulant que le référent est transparent pour une certaine communauté de lecteurs.
[12] On remarquera d’ailleurs, à ce titre, que certains numéros du Mercure galant paraissent bien après les faits énoncés, alors même que la Gazette les a déjà diffusés. C’est notamment le cas des volumes II et III du Mercure galant qui paraissent quatre mois après les événements qui y sont rapportés.