L’ouvrage de Catharine Randall se recommande par son côté interdisciplinaire et l’ampleur du champ considéré. Dans The Wisdom of Animals : Creatureliness in Early Modern French Spirituality, elle étudie la manière de concevoir et d’utiliser les animauxdans les écrits de quatre auteurs des XVIe au XVIIIe siècles. Sa pensée prend pour point de départ la définition théologique des animaux fondés sur la Bible et l’interprétation de saint Thomas d’Aquin selon laquelle les animaux n’ont pas d’âme et ont été mis sur terre par le créateur afin de servir l’homme. À l’opposé du spectre, elle sollicite les penseurs modernes des droits des animaux, comme Keith Thomas, Diana Donald et Erica Fudge, afin de mesurer les acquis quant à la perception des animaux, leurs structures sociales, leur capacité à communiquer, à sentir et à vivre des émotions. C’est sur cette ligne de tension qu’elle situe les quatre auteurs de son corpus : Michel de Montaigne, Guillaume Salluste Du Bartas, François de Sales et Guillaume-Hyacinthe Bougeant. Dans ce très vaste panorama qui l’amène de 1570 à 1739, elle ne s’intéresse pas seulement à un corpus hétéroclite d’œuvres, allant des essais philosophiques jusqu’aux « amusements » d’un abbé mondain des Lumières en passant par la poésie épique protestante et les manuels de dévotion, elle accumule les approches théoriques et méthodologiques, empruntant à la philosophie, à la théologie, aux études littéraires, à l’histoire des mœurs et des sensibilités, l’histoire des sciences et du sentiment religieux. Son livre intéressera les spécialistes de la spiritualité du XVIe au XVIIIe siècle, les littéraires qui considèrent la fiction au croisement de l’histoire des idées, des savoirs et des perceptions, les activistes et les théoriciens modernes des droits des animaux qui s’interrogent sur les origines et les fondements de leurs propres pratiques.
Il faut donc saluer l’effort et l’audace de cette chercheuse en poste à Dartmouth College, qui s’attaque à un aspect méconnu de la spiritualité du long dix-septième siècle et une source importante des sensibilités modernes. L’originalité et la pertinence du sujet se déploient dans les quatre chapitres, chacun consacré à un auteur qui ne s’intéressait pas spécifiquement aux animaux, mis à part le dernier. Le chapitre sur Montaigne propose de fines analyses de L’Apologie pour Raimond Sebon, où Montaigne s’enthousiasme devant les hirondelles, leur intelligence et leur capacité à construire des nids, mais s’en sert surtout pour justifier la démarche de sa pensée. Dans le second chapitre, elle subordonne la longue énumération des animaux que fait Du Bartas dans La Sepmaine à une poétique du regardoù le lecteur prendrait la position privilégiée de Dieu devant la création. Se tournant vers L’Introduction à la vie dévote de François de Sales dans son troisième chapitre, elle met en valeur la méthode spirituelle d’imagerie mentale grâce à laquelle les animaux ouvrent une voie d’accès privilégiée au divin, images qui jouent un rôle important dans la conception de la grâce au début du siècle. Le dernier chapitre se tourne vers un père Jésuite du XVIIIe siècle, l’abbé Bougeant, théologien sérieux et réputé par ailleurs, mais qui commet un Amusement philosophique sur le langage des bêtes (1739), dans lequel il argumente en faveur de l’âme des bêtes à partir de la notion de métempsychose, où des démons circulent de corps en corps, pourvoyant ainsi les animaux d’une intelligence, d’une capacité à sentir et à s’exprimer.Pour bonifier sa recherche et pour affirmer ses analyses, elle n’hésite pas à solliciter plusieurs auteurs secondaires, de Ronsard à La Fontaine en passant par Ignace de Loyola, Calvin, Bérulle et Descartes. Toutes ces qualités font de l’ouvrage de Catharine Randall un livre utile au champ des études interdisciplinaires du long XVIIe siècle, agréable à lire malgré quelques redondances, et solide sur le plan de la recherche malgré quelques oublis bibliographiques.
Jean Leclerc, Western University