Quelles que soient les perspectives théoriques adoptées sur la fiction, les erreurs dans l’appréciation collective du statut d’un texte, d’une émission télévisuelle ou radiophonique (on pense évidemment à l’adaptation de la Guerre des mondes par Orson Welles à l’antenne de CBS en 1938) ont récemment beaucoup attiré l’attention. Comme l’a relevé Olivier Caïra, le fait que le cas Marbot (en référence à l’autobiographie fictive écrite en 1981 par W. Hildesheimer) soit devenu un véritable topos critique est un indice de cette fascination pour les frontières troubles de la fiction, pour, en d’autres termes, les équivoques ou les « erreurs de cadrage pragmatique »[1]. Que l’on en conclue à l’absence de critères internes de fictionnalité (J.-M. Schaeffer) ou au contraire à leur extrême visibilité, puisque l’on peut si bien les imiter (D. Cohn), ces exemples d’interprétation fautive concernent généralement des forgeries, des fictions se faisant passer pour des documents ; ces cas, qui ne sont pas rares, hypertrophient peut-être seulement une propension simulatrice inhérente à la mimesis occidentale : que l’on songe au topos du manuscrit trouvé, qui remonte à l’Antiquité[2].
On a moins analysé, en tout cas dans cette perspective, l’erreur inverse, celle qui consiste à remettre en cause le statut de fiction d’un texte ou d’un personnage et à les doter d’un référent supposé. La fin du seizième siècle est justement marquée par un vaste mouvement de requalification de créatures mythologiques et de textes antiques et modernes. Avant de les faire, au siècle suivant, définitivement basculer dans le registre des fables, on les considère provisoirement sous l’angle du factuel. Ce phénomène s’explique sans doute par l’ouverture du champ des possibles : les grands voyages, les découvertes astronomiques, mais aussi la fracture de la chrétienté, ont eu une grande incidence sur la naturalisation des fables. L’erreur peut ressortir d’une crédulité accrue (dont témoigne l’essor de la démonologie) aussi bien qu’à la prudence, la suspension du jugement face à un monde qui se révèle inouï (Montaigne). Le discrédit du témoignage des sens, motif rebattu par le néo-scepticisme philosophique, contribue encore à reculer les frontières de la possibilité physique et à brouiller celles de la fiction.
Mais parler de brouillage des frontières de la fiction, de recul des fables, n’est-ce pas anachronique ? William Nelson (1969), Anne Duprat (2004), Teresa Chevrolet (2008) ont bien montré que les critères de la vérité, au moyen âge et à la Renaissance, ne sont pas indexés à la référentialité, mais à sa valeur instructive et morale. Le partage du vrai et du faux, du possible et de l’impossible, ne sont pas des enjeux décisifs dès lors que la fiction n’est que l’integumentum, le voile d’une vérité allégorique. Il n’en reste pas moins que le seizième siècle ménage un espace précaire, menacé, mais cependant bien repérable, pour la fiction ludique, identifiée comme invention et divertissement. Le requalification des fables en témoignages peut aussi se lire comme une offensive menée, et provisoirement couronnée de succès, contre cet espace de la fiction[3]. L’hypothèse principale développée dans cet article est que l’incapacité ou le refus de reconnaître une fiction comme telle, à la fin de la Renaissance, procède en grande partie du déclin du dispositif allégorique[4].
Pour le montrer, on pourrait évoquer le destin de créatures fabuleuses et mythologiques telles que les chimères, les centaures et les satyres, soupçonnés à la fin du siècle d’exister dans la nature[5]. Dans les lignes qui suivent, l’accent est plutôt mis sur la question de la métamorphose, et plus précisément sur l’interprétation d’un texte, l’Âne d’or d’Apulée, choisi par ce qu’il est exemplaire de la confiscation des fables par les champs nouveaux du savoir moderne – parmi lesquels la démonologie. L’agencement discursif paradoxal de l’Âne d’or, qui combine les indices de fictionnalité et leur négation se prêtait en outre à des révisions herméneutiques[6]. Celles-ci sont extrêmement éclairantes quant au statut d’un texte, d’une parole à la première personne, entre seizième et dix-septième siècle.
Dans cet article, la confrontation de quelques traductions d’Apulée au seizième siècle, jusqu’à celle de Jean de Montlyard en 1612, vise à mettre en évidence le changement de statut de la fable à la fin de la Renaissance. L’usage de l’exemple d’Apulée fait par les démonologues, en particulier Jean Bodin, est solidaire d’un refus de l’allégorie et d’une promotion du littéral. Or, si Bodin ne reconnaît pas le statut des fables, son erreur modernise paradoxalement celui de la vérité[7]. Cette erreur redoutablement efficace est combattue, au début du dix-septième siècle, au moyen d’une anthropologie de l’illusion par le médecin Jean de Nynault et d’une méthode historique et philologique par Gabriel Naudé : l’une et l’autre contribuent à redélimiter le territoire de la fiction.
Les études savantes récentes sur la réception d’Apulée à la Renaissance (depuis l’édition princeps de Rome en 1496), ne manquent pas. Cependant[8], les éditions et les traductions, qu’il est inutile de recenser ici, n’y sont pas envisagées sous l’angle du débat sur la nature et la légitimité de la fiction, ni en relation avec la crise démonologique. Comme le signalent Olivier Pédéflous (2007), Julia Haig Gasser (2008), les traductions de l’Âne d’or, à partir du commentaire de l’édition latine de Filippo Beroaldo, en 1500, oscillent entre deux lectures concurrentes de l’œuvre, divertissement, histoire récréative, ou fable allégorique. Entre le début et le milieu du siècle, la dimension allégorique de l’œuvre s’appauvrit. Le mépris de George de la Bouthière, en 1553, à l’égard de la traduction de Guillaume de Tours de 1517, est révélateur : elle est à son avis « farcies d’allegories, & sens mystiques autant à propos que Magnificat à Matines, tantost se fondant en théologie, tanstot en philosophie, tantost sus la poesie […]: le tout ressemblant trop mieux à un commentaire confus & du tout maussade, que à une vraye traduction »[9].
L’allégorie se réduit désormais à une mince et banale leçon exemplaire : la métamorphose de Lucius en âne, comme celle des hommes d’Ulysse à laquelle elle est systématiquement associée, illustre l’abrutissement de l’homme par les vices. Il n’est plus question, par exemple, d’identifier Isis et la Vierge Marie, comme le font Filippo Beroaldo et Guillaume de Tours. L’allégorie ne donne plus lieu à un commentaire séparé, comme chez les traducteurs du début du siècle. Mais cinquante ans plus tard, les nouveaux lecteurs d’Apulée ne sauraient s’en passer, même s’ils n’en font plus qu’un usage stratégique. En effet, autant chez Jean Louveau, en 1553, que chez William Adlington, en 1556, le sens allégorique et moral est explicitement convoqué afin de contrer le reproche anticipé de s’être occupé de « such frivolous and triflings toys »[10]. Ce pacte de lecture allégorico-ludique dispense de toute interrogation sur la possibilité de la métamorphose – puisque celle-ci est à la fois une plaisanterie et l’image d’autre chose. Jean Louveau articule cependant de façon explicite l’affirmation d’un plus haut sens (aussi mince soit-il) à une déclaration sans équivoque sur le caractère non possible et non crédible de la fiction de Lucius transformé en âne :
Car je ne pense & ne me puis aucunement persuader qu’il y ait aucun tant loing de bon jugement, & estrange de la raison, qui en lisant cest œuvre puisse croire & imaginer en son esprit un homme avoir esté mué en Asne par un si facile moyen d’un oignement[11]
Les vies d’Apulée jointes à ces traductions le présentent invariablement comme un philosophe platonicien et passent sous silence l’accusation de magie. Lorsqu’il est fait allusion à son procès, c’est pour défendre l’innocence de l’auteur, supposée amplement démontrée par lui-même dans son Apologie.
Une adaptation, par Agnolo Firenzuola (publiée de façon posthume en 1550), remplace même le personnage de Lucius par celui du traducteur lui-même, en transposant la fabula dans l’Italie contemporaine. L’auteur italien commence en effet sa traduction du roman par des indications biographiques précises le concernant[12]. Cette remarquable substitution suppose que l’auteur-traducteur ne se considère pas compromis par le narrateur-personnage à qui il fait porter son nom. Elle suggère par ailleurs que l’histoire de Lucius est aussi peu arrivée à Apulée qu’à Agnolo Firenzuola. Cela n’exclut cependant pas un lien, non pas référentiel mais allégorique, entre auteur et narrateur-personnage ; c’est sans doute, en effet, le sens allégorique implicite d’une éducation qui permet et justifie cet usage de la première personne, dont le paradoxe porte sur l’indexation. Il se rattache peut-être aussi à une conception ludique de la fiction à la première personne dans la lignée lucianesque et morienne, fondée sur le paradoxe du menteur.
La traduction de Jean de Montlyard, en 1612, s’inscrit dans un tout autre contexte intellectuel. Le titre de 1612 reproduit l’oscillation traditionnelle entre divertissement et savoir caché : il réside dans « l’intention de l’auteur », à laquelle le commentaire « facilite » l’accès[13]. Le titre de la réédition de 1633 affaiblit significativement la promesse herméneutique (Les Métamorphoses ou l’Asne d’or de L. Apulée Philosophe platonique. Œuvre d’excellente invention et singulière doctrine). Celle-ci n’est d’ailleurs essentiellement remplie par l’examen de questions que les traducteurs de la Renaissance avaient écartées, et qui portent moins sur le savoir d’Apulée que sur sa culpabilité. Apulée était-il magicien ? Qu’est-ce que la magie ? Les métamorphoses sont-elles possibles dans la nature ? Les réponses à ces questions ne sont pas simples pour Jean de Montlyard, qui mobilise pour y répondre une érudition empruntée à la vulgate démonologique de l’époque. Après une longue énumération des procédés de divinations sans doute empruntée au Tiers Livre, il distingue, comme Johannes Wier ou Giovanni della Porta, magie naturelle et magie diabolique. Malgré son Apologie, jugée convaincante, Apulée a sans aucun doute pratiqué la première, comme le prouve sans équivoque, selon Montlyard, l’œuvre elle-même ; il rappelle l’embarrassante réputation, antique et médiévale, d’Apulée considéré par les Païens comme un rival de Jésus-Christ. En ce qui concerne la métamorphose, la plus grande prudence s’impose désormais, dans une note accolée au mot « transformées » :
C’est une grande & subtile question entre les doctes ; sçavoir-mon si les hommes peuvent estre convertis en autres images, de loups, d’asnes, de chevaux, etc. Saint Augustin enseigne que ce sont choses fabuleuses & diaboliques illusions.[14]
Le fait que Montlyard associe aussitôt à la lycanthropie la métamorphose en âne de Lucius est significatif d’un changement de contexte intellectuel. Contrairement à Louveau, un demi-siècle plus tôt, il évite de trancher et se range à l’opinion redevenue majoritaire depuis la mise à l’index de La Démonomanie des Sorciers de Jean Bodin (l’ouvrage, paru en 1580, fut mis à l’index en 1594). Par la formulation curieuse du phénomène (« être convertis en image de ») et la mention de saint Augustin, il penche en effet vers la thèse illusionniste, comme Pierre Le Loyer, dont le Discours des Spectres paraît en 1605[15]. Le « fabuleux » change de nature : une représentation fausse orchestrée par le diable n’est ni une plaisanterie ni une allégorie. Parfois le commentaire est plus ambigu et semble avaliser la possibilité d’une métamorphose réelle. Ainsi, « fable incroyable », dans le texte, donne lieu au commentaire suivant : « il [Apulée] veut dire que le chaldéen lui a predit qu’il seroit transformé en Asne, & coucheroit par escrit l’histoire de telle metamorphose »[16]. D’une part, la métamorphose et sa mise en récit sont deux événements historiques et biographiques qui appartiennent tous deux, de la même façon, au même monde actuel ; d’autre part, le soulignement, par la note de « fable incroyable » semble qualifier à la fois le statut de l’événement et du texte.
L’hésitation entre l’utile et l’agréable, l’allégorie et le divertissement n’a pas disparu, mais elle est supplantée par une autre ambivalence, très partagée au début du dix-septième siècle, entre interprétation réaliste ou illusionniste des phénomènes. Il s’agit en tout cas désormais d’une controverse, qui mobilise les « doctes », tandis que Louveau feignait de croire que seuls les esprits « éloignés de raison » étaient susceptibles de s’interroger. De même, Johannes Wier, à la même époque[17] se moquait du « vulgaire crédule et sans esprit » qui prenait pour vraies « les histoires plus fabuleuses que les fables même » d’Apulée[18]. Wier jugeait même que le texte d’Apulée, non crédible, fournissait les meilleures armes contre la croyance en la sorcellerie ; il consacre trois pages aux sorcières de L’Âne d’or[19], pour mettre en évidence l’exagération de leurs pouvoirs, indice, à ses yeux, du caractère ironique du texte. Il conforte sa démonstration en prêtant à Apulée des propos démystificateurs qui appartiennent en fait à un personnage que Lucius contredit[20], ce qui prouve qu’il n’identifie pas Lucius et Apulée. Il prête en revanche à un autre protagoniste du roman l’intention de l’auteur, sans autre justification que le fait que les propos de ce personnage confortent sa thèse : la méthode interprétative de Wier en reste à des approximations.
Par rapport à cette optique, on assiste à la fin du siècle à un virage interprétatif : L’Âne d’or pose désormais la question de la possibilité de la métamorphose, ce qui n’était pas le cas pour les lectures privilégiant le divertissement et l’allégorie. Bien plus, alors que L’Âne d’or prouvait d’abord l’inanité de l’hypothèse de la métamorphose réelle, elle en conforte désormais la plausibilité.
Jean de Montlyard est assez représentatif de ce tournant épistémologique, qui ne se repère pas uniquement le paratexte de sa traduction d’Apulée. Dans sa traduction de La Mythologie des fables de Natale Conti, en 1601, il mentionne en effet, à l’article « satyres », l’exhibition de deux spécimens vivants, à Gênes, en 1548[21]. Il manifeste ainsi à plusieurs reprises la tendance à chercher dans la nature les contreparties de créatures mythologiques et fabuleuses.
Il ne s’agit pas d’une position isolée. Autour de 1600, la métamorphose racontée par Apulée est assez généralement présentée comme un fait historique. Lope de Vega, par exemple, évoque dans son Arcadia un magicien qui a pris la forme d’Apulée, c’est-à-dire s’est transformé en âne[22]. Dans les traités démonologiques, au tournant du siècle, la lecture dominante envisage l’auteur comme accusé ou comme témoin, jamais comme inventeur de fictions ni même comme menteur. Henri Boguet, en 1603, estiment qu’Apulée « confesse » avoir été transformé en âne[23]. Pour Pierre Crespet, en 1590, Apulée, « insigne enchanteur tesmoigne de soy-mesme en son Asne doré, où il dit avoir esté transformé par force de charme en asne[24]… ». Apulée n’est certes pas le seul poète soupçonné de magie (Virgile, Horace et Ovide le sont aussi), mais l’usage de la première personne confère à sa parole une valeur d’authenticité inédite : elle n’est plus du tout opératrice de paradoxes ni indice de fictionnalité. On peut penser que cette erreur d’interprétation repose sur une conception moderne de la première personne; les lecteurs du début du dix-septième siècle pensent, comme Käte Hamburger, qu’un récit à la première personne, foncièrement référentiel, n’est pas une fiction. Je fais ici l’hypothèse que la mutation du statut de la première personne a partie liée avec la prééminence juridique de la confession comme preuve, qui s’établit lorsque qu’il revient au juge d’établir la vérité. Il s’agit d’une spécificité des systèmes juridiques latins (à partir du procès inquisitorial ecclésiastique) qui se systématisent lentement à la fin du seizième siècle en Europe, tout particulièrement en France et sauf en Angleterre[25].
C’est en tout cas un juriste, Jean Bodin, qui est en grande partie responsable de l’interprétation littérale aberrante de l’Âne d’or, en popularisant une thèse réaliste radicale et isolée, mais influente, même après la mise à l’index de la Démonomanie des sorciers.
L’ouvrage soutient en effet, contre saint Augustin et le Canon espiscopi, que tous les phénomènes liés à la sorcellerie se réalisent dans la nature. La question la plus controversée, celle de la métamorphose, est développée dans un chapitre (II, 6) consacré à la lycanthropie. Comment Bodin est-il parvenu à faire accréditer cette opinion hétérodoxe, contre-intuitive, contraire à toute tradition théologique, humaniste et littéraire ? Il commence par repousser les frontières du possible, en faisant feu de tout bois : puissance infinie de Dieu, infirmité de la raison humaine ; prodiges de la technique, qui réalise tous les jours des métamorphoses dans la nature (par la botanique, la métallurgie, la verrerie) ; abondance des témoignages, indistinctement empruntés aux textes bibliques, aux récits de voyages, aux procès, aux fictions. Les poètes sont en effet mis à contribution, mais Bodin semble avoir conscience de procéder à un coup de force en versant au dossier les dépositions d’Ovide, d’Homère et d’Apulée ce que manifestent les prétéritions et les tournures négatives :
Je laisse la métamorphose d’Ovide, parce qu’il a entremeslé la vérité de plusieurs fables, mais il n’est pas incroyable ce qu’il escript de Lucain Roy d’Arcadie […] Et ce que dit Homère de la Sorciere Circé qui changea les compagnon d’Ulysse en Pourceau n’est pas fable […] Il se peut faire (à propos d’Apulée) qu’il a enrichy son histoire de quelques contes plaisans : mais l’histoire en soit n’est pas plus estrange, que celles que nous avons remarquées.[26]
L’effacement de la frontière entre fait et fiction (malgré la fausse concession qui consiste à admettre une composante fictionnelle qui ne modifie pas le statut factuel du texte) repose avec insistance sur une comparaison entre les mondes réel et fabuleux à partir du critère de la possibilité. Celui-ci est évidemment biaisé, puisque rien n’est impossible dans le monde actuel. À l’aune de ce réel merveilleux, les fables instaurent un écart négligeable, qui ne suffit pas à garantir leur statut. Cette négation des fables ne permet pas de considérer que les textes s’engendrent parfois les uns les autres. Alors que la plupart des commentateurs d’Apulée, jusqu’ici, avaient noté qu’il imitait Lucien, Bodin ne voit dans la similitude entre les deux textes que la répétition significative du même phénomène, confirmant la réalité de la métamorphose. Apulée, dont l’ironie est moins explicite que celle de l’auteur de l’Histoire véritable,est cependant un témoin de choix, d’abord parce qu’il a été accusé de sorcellerie (Bodin conclut bien sûr à sa culpabilité, malgré l’Apologie), ensuite parce que l’Âne d’or contient justement un débat sur la possibilité : Wier avait cité à décharge le contradicteur de Lucius, Bodin cite à charge Lucius lui-même, sans supposer la moindre ironie au narrateur-personnage, totalement identifié à l’auteur.
Cette promotion du littéral implique le refus de toute interprétation allégorique. Qualifier Apulée d’ « athéiste » rend caduque la lecture de l’Âne d’or comme une initiation, s’achevant par le culte d’Isis-Marie. Bodin récuse d’ailleurs explicitement l’interprétation banale, par Jean Chrisostome, de la métamorphose des hommes d’Ulysse comme l’image de leur abêtissement par la volupté, allégorie minimale mobilisée à satiété, au seizième siècle, pour sauver l’Âne d’or.
On assiste alors à une réévaluation du statut des fables : dépouillées de leur integumentum allégorique, elles sont envisagées dans leur rapport au monde réel. Ce tournant herméneutique relève d’une cécité volontaire étonnante, mais participe d’une certaine modernité, en ce qu’il focalise l’attention sur la possibilité, en d’autres termes, la vraisemblance dans sa dimension aléthique (et non axiologique ou déontique). D’un point de vue logique, Bodin indexe la vérité à la référence – même s’il tourne le dos à toute évaluation des faits fondée sur l’expérimentation : sa modernité, toute relative, n’est pas celle de Bacon. Parmi les démonologues, son influence est évidente : à propos de la métamorphose réelle, ceux qui lui succèdent font état de thèses concurrentes en s’abstenant de trancher, ce qui revient à en admettre, au moins formellement, la possibilité. Cette position a dû être largement partagée, comme le prouve la prudence de Jean de Montlyard.
Comment s’est effectuée la contestation d’une machine aussi efficacement irrationnelle ? La question du déclin de la chasse aux sorcières n’est pas le propos de cet article, mais la délimitation d’un territoire propre à la fiction en particulier lorsqu’elle est à la première personne.
Parmi les réponses suscitées par l’ouvrage de Bodin, celle de Naudé dans son Apologie pour tous les grands personnages qui ont esté faussement accusés de magie (1624) et celle, moins connue, de Jean de Nynault dans son traité sur la Lycanthropie (1615)[27], méritent d’être confrontées, en ce qu’elles engagent, toujours à travers la référence à Apulée, un nouveau statut pour la fiction.
Nynault est partisan d’une thèse illusionniste radicale. Il n’exclut pas absolument que le diable puisse dérégler l’imagination, mais nie énergiquement toute possibilité de réalisation des métamorphoses dans la nature. Les prodiges relèvent selon lui de l’illusion ou du trucage (il donne de nombreux exemples de tours de prestidigitation). Dans cette perspective, l’exemple d’Apulée est encore utilisé de façon littérale et partielle : n’est mentionné, de l’Âne d’or, que l’épisode qui conforte la thèse illusionniste, celui où Lucius abusé croit avoir tué des hommes alors qu’il n’a percé que des outres. Cependant, Nynault esquisse un partage des eaux : « les poètes » se moquent, comme Virgile lorsqu’il fait louer à Circé ses propres pouvoirs, ou « feignent », c’est-à-dire disent une chose pour une autre. Nynault n’envisage cependant pas d’autre modalité pour la fiction que l’allégorie motivée par l’analogie : les poètes disent que les hommes se transforment en loups parce qu’ils se comportent comme des loups. La spécificité de l’énonciation fictionnelle, pour Nynault, existe néanmoins. Elle réside dans son caractère oblique, par ironie ou déplacement métaphorique.
La délimitation des frontières de la fiction, toujours en relation avec le débat sur la démonologie, se précise avec Gabriel Naudé. Certes, l’argument qui est le sien de la frivolité de la fiction n’est pas neuf ; mais l’articulation claire entre l’absence de référent des « fables » et l’absence d’engagement doxastique (c’est-à-dire qu’elles ne font pas preuve et que nous n’avons pas à les croire) est remarquable. Il est nouveau par rapport au traditionnel correctif de l’inanité des fables par l’allégorie. L’écart entre la fiction et le monde réel, conçu de manière logique et pragmatique, est prioritairement instauré par l’intention auctoriale. Isabelle Moreau a raison de remarquer que la démarche philologique de Naudé tranche de la tradition humaniste en ce qu’elle a moins pour fin de reconstituer le texte original que de cerner l’intention de l’auteur[28]. C’est dans cet esprit qu’il aborde L’Âne d’or, non pas, comme ses prédécesseurs, par une citation qui affirme ou nie la possibilité de la métamorphose, mais par une prise en compte de l’incipit, qui définit à ses yeux un protocole de lecture global. Le repérage du métatexte et l’attention portée à l’intertexte – les sources – proposent un nouveau mode de lecture, reposant sur une conception holiste des textes.
Le débat sur la démonologie, abordé ici à travers la question de l’interprétation de L’Âne d’or a fait surgir des questions qui sont encore au cœur du questionnement actuel des théories de la fiction. Peut-on parler de fiction à la première personne ? Un texte fictionnel peut-il être en partie référentiel, ou bien le statut de fiction s’applique-t-il à l’ensemble du texte ? S’il y a une différence entre fait et fiction, est-elle d’ordre énonciatif (l’ironie), modal (les mondes fictifs sont impossibles), pragmatique (les fictions n’engagent pas la croyance) ? Repose-t-elle en dernière instance sur l’intention auctoriale ? L’obliquité, comme le pense Paul Ricœur, est-elle inhérente à la mimesis fictionnelle ? Toute fiction, comme le pense Paul de Man, est-elle allégorique ?
Quelles que soient les réponses apportées aujourd’hui à ces questions, elles se sont cristallisées dans un contexte polémique où les enjeux de l’interprétation juste et de la définition de la frontière entre fait et fiction engageait non seulement le statut des textes, mais la nature de la réalité – non sans conséquences juridiques sur la liberté et la vie des personnes.
Université Paris III, Sorbonne Nouvelle
Bibliographie
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Jean de Montlyard : L’asne d’or ou les Metamorphoses de Luce Apulée Philosophe platonicque. Illustré de commentaires apposez au bout de chaque livre, qui facilitent l’intention de l’Auteur. Œuvre de très galante invention, de tres-facetieuse lecture, & de singulière doctrine. Paris, Abel Langelier, [1602], 1612.
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Nynault, Jean de : De la Lycanthropie, transformation et extase des sorciers, où les astuces du diable sont mises tellement en évidence, qu'il est presque impossible, voire aux plus ignorants, de se laisser dorénavant séduire. Avec la réfutation des arguments contraires, que Bodin allègue au 6e chap. du 2e livre de sa Démonomanie, pour soutenir la réalité de cette prétendue transformation d'hommes en bêtes. Paris, Jean Millot, 1615.
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—autre
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Pédéflous, Olivier : « La traduction de l’âne d’or par Guillaume Michel (1517) : une contribution à la poétique du roman au XVIe siècle », RHLF, 2007/3, vol. 107, p. 515–535.
Schaeffer, Jean-Marie : Pourquoi la fiction ? Le Seuil, Paris, 1999.
Shapiro, Barbara : A Culture of Fact. England, 1550–1720, Cornell University Press, Ithaca and London, 2000.
Tarsky, Alfred : « The semantic conception of Truth ans the foundations of semantics », Philosophy and Phenomenological Research, 4 (1944),
http://www.ditext.com/tarski/tarski.html
Winkler, John J. : Auctor and actor. A Narratological Reading if Apuleius Golden Ass, University of California Press, 1985.
[1]O. Caïra, 2007, 30 (sur Marbot), et ch. 13.
[2]Voir J. Herman et F. Hallyn, 1999.
[3]Sur l’offensive idéologique contre la fiction divertissante dépourvue d’enjeu philosophique et moral, telle que l’incarnent par exemple les Amadis, voir M. Bouchard, 2004.
[4]Dans ses grandes lignes, cette hypothèse est également développée, grâce à un corpus différent, par M. Bouchard, 2006.
[5]Sur la chimère, voir M.-L. Demonet, 2009 ; sur le statut plus général des ficta à la Renaissance, M.-L. Demonet, 2002 ; sur les satyres, F. Lavocat, 2005.
[6]Sur la construction narrative de L’Âne d’or, et les ambiguïtés qu’elle produit, on peut lire J. L. Winkler, 2005.
[7]L’optique de cet article est différente de celle de J.-M. Apostolidès dans son article intitulé « Lycanthropie et rationalité juridique à l'aube du XVIIe siècle », (1985). La rationalité réside selon l’auteur dans l’effort de saisie globale du phénomène de la métamorphose mis en œuvre par les démonologues et repris par le Président Daffis, juge bordelais qui sauve Jean Grenier de la peine capitale. Dans une perspective relativiste, J.-M.Apostolidès conclut que la croyance dans les démons constitue une « icône » (ou un mythe au sens de Legendre) qui n’est pas plus irrationnelle que celles, contemporaines, de la science et de la démocratie. Je parle quant à moi de modernisation du concept de vérité quand la vérité d’une proposition réside dans sa correspondance avec la réalité (Tarsky, 1944).
[8] L’article le plus proche de notre perspective est celui d’O. Pédéflous (2007) qui se concentre sur la traduction de Guillaume Michel (1517).
[9]G. de la Bouthière, 1553, 15. Le titre de la traduction de Guillaume de Tours, en 1517, porte l’empreinte de cette interprétation allégorique puisqu’il précise : « A la fine Cy finist l'exposition spirituelle de Lucius Apuleius de l'Asne doré, translaté de latin en françoys par Guillaume Michel ».
[10]Georges Adlington [1566], 1942, 16. La traduction d’Alington fut réimprimée trois fois, ce qui témoigne de la vogue de l’ouvrage dès la première moitié du seizième siècle ; elle se prolonge jusqu’au milieu du siècle suivant. L’édition de Beroaldo a été réimprimée à Paris en 1512. La traduction de Louveau fut réimprimée en 1586, 1631, 1648.
[11]J. Louveau, 1570, Dédicace, non paginée à Claude Laurencin, Baron de Rivirie. Louveau, qui a commencé, comme Adlington, par se défendre de s’être consacré à des œuvres frivoles conclut sans surprise sur le sens moral de l’œuvre.
[12]Il évoque tout d’abord le lieu de sa naissance qui porte son nom, Firenzuola, ses parents, sa lignée, son départ pour Sienne à l’âge de seize ans, son apprentissage forcé du droit, sa décision de se consacrer aux Muses et aux bonnes lettres. Il entreprend alors un voyage pour Naples, puis pour Bologne, et c’est sur cette route que le récit rejoint la fabula apuléeienne, continument adaptée à un contexte italien et moderne. Le titre du livre 3 souligne la substitution : « Il Firenzuola divenuto Asino ». La célèbre traduction italienne de Boiardo, en 1516, ne s’était pas livrée à des jeux comparables.
[13]L’asne d’or ou les Metamorphoses de Luce Apulée Philosophe platonicque. Illustré de commentaires apposez au bout de chaque livre, qui facilitent l’intention de l’Auteur. Œuvre de très galante invention, de tres-facetieuse lecture, & de singulière doctrine. Paris, A. Langelier, 1612
[14]J. de Montlyard, 1612, notes au premier livre, p. 2.
[15]Sur le statut de la fable chez les tenants des thèses réalistes et illusionnistes, voir mon article, 2007.
[16]J. de Montlyard, 1612, notes au second livre, p. 30. Cette note concerne un passage où un chaldéen dit au héros son avenir « car il me prédit que je n’aurois pas peu de réputation, que je ferois une grande histoire avec une fable incroyable, et que je composerois des livres. » (Ibid., p. 49).
[17]L’édition latine des cinq livres de l’imposture et tromperies des diables, des enchantements et des sorcelleries, paraît à Bâle en 1563 ; l’ouvrage traduit par Jacques Grévin est publié à Paris en 1569.
[18]« Mais il y a une infinité d’histoire plus fabuleuses que les fables mesmes, lesquelles meritent d’avoir lieu entre ces controuvements poëtiques : elles sont escrites aux onze livres de la Metamorphose, ou du jeu de l’asne, composé par Apulée de Madaurenne philosophe Platonique. En voicy deux que j’ay retirées, à celle fin que lon puisse collationner celles, lesquelles aujourd’huy sont racomptees pour vraies par le vulgaire credule & sans esprit : & a celle fin aussi que lon adjouste autant de foy encore que ce soyent pures mensonges, ausquelles lon croit aussi facilement. » J. Wier, 1569, f. 114-115.
[19]Ibid., 115-116.
[20]Wier identifie Apulée au contradicteur d’Antimanes qui tient en effet des propos démystificateur. Lucius, dans ce passage, soutient au contraire Antimanes.
[21]J. de Montlyard,[1597], 1627, p. 444.
[22]« en la misma forma di Apuleyo venia », Lope de Vega, [1598], 1975, p. 251. L’Âne d’or a été traduit en espagnol dès 1513 par D. López de Cortegana (Séville, J. Cromberger).
[23]H. Boguet, 1603, p. 115.
[24] P. Crespet, 1590, f° 218r°.
[25]Plusieurs historiens s’accordent pour expliquer par ce fait la relative bénignité de la chasse aux sorcières en Angleterre. Voir B. Shapiro, 2000.
[26]J. Bodin, 1580, f. 99r., 99v,101r.
[27]Ce traité se présente, sur la page de titre même, comme un réfutation du chapitre II, 6 de la Démonomanie de Bodin.
[28]I. Moreau, 2007, p. 284-310.