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Le rôle dramatique de la servante Toinette du Malade imaginaire est unique dans toute l'oeuvre de Molière par l'importance de sa responsabilité théâtrale. A titre de servante, elle ne peut être comparée qu'à une poignée de personnages antérieurs de même fonction et, de ce petit nombre, celui de la Dorine du Tartuffe, malgré son appellation de suivante, est le seul qui évolue dans une situation dramatique analogue.
Je ne vais pas considérer le rôle de la servante sous la rubrique plus générale de "personnages au service d'autres personnages" comme l'a fait Jean Emelina dans son étude (4).1 Cette analyse n'aura pas l'envergure du travail d'Emelina et j'ai préféré éviter la confusion que des comparaisons entre nourrices et femmes de chambre, servantes et confidentes, etc., ne manqueraient pas de susciter. Or, en cherchant dans le théâtre de Molière des liens de parenté dramatique avec Toinette, Dorine s'établit incontestablement comme le modèle parfait de soeur.
Je devrai pourtant, pour les comparer, revenir sur les distinctions que je viens à peine de proposer au risque de me contredire: car ici la distinction de servante et de suivante représente un obstacle franchissable lorsque l'on considère l'interprétation des responsabilités fonctionnelles de l'une et de l'autre. En tant que suivante, Dorine est attachée à la personne de Marianne; son affection pour celle-ci est réelle et elle lui est tout à fait loyale et entièrement dévouée. Toinette est la servante de la maison d'Argan où elle est plus particulièrement responsable du malade; mais il est évident dès le début qu'elle n'en est pas pour autant son esclave et il n'y a aucun doute quant à ses allégeances: elle n'a d'affection que pour Angélique. C'est pour cela qu'elle se donne la fonction de protectrice de sa maîtresse—en se désignant comme sa suivante, car Marianne en a bien besoin. On peut donc, à partir de cette réalité théâtrale correspondante, comparer l'utilisation du rôle dramatique de Dorine avec celui de Toinette.
Il est clair que la progression de la comédie-ballet est déterminée par l'interdépendance des agréments entre eux mais l'étude du développement du genre et des modalités d'équilibre entre comédie, ballet et musique feront l'objer d'une autre étude étude. J'ai bâti cette analyse à partir de l'excellente thèse développée par Claude Abraham sur la structure des comédies-ballets de Molière. Je lui dois aussi le sujet de cette analyse par l'intérêt qu'ont suscité certaines remarques sur la responsabilité de Toinette dans Le Malade imaginaire: "Toinette is the foil. She guides the plot..." (81).
C'est de cette responsabilité de la servante que j'aimerais discuter en faisant ressortir sa contribution dans l'établissement de la fête, du carnaval. Car la création d'un divertissement se libérant progressivement des contraintes du monde réel pour passer dans celui de la fantaisie—comme le fait la comédie-ballet—a nécessité des changements concrets au niveau de l'élément comédique* et, par conséquent, dans la participation de ses personnages.
Le rôle dramatique de Dorine et de Toinette, comme celui de la plupart des valets d'importance chez Molière ou de ceux que Jean Emelina a caractérisés de l'appellation de fourbes,5 est d'abord de faire avancer l'intrigue. C'est grâce à elles que se déroule la trame de la pièce, laquelle se résume à bien peu de choses dans Le Tartuffe et dans Le Malade comme dans la majorité des pièces de Molière. De plus, elles sont responsables de "conduire l'action" (90), ce qui est déjà une contribution d'une plus grande valeur que celle de délier une trame dont la progression est dépourvue de complexité.
Selon Emelina, Dorine, dans Le Tartuffe, "se heurte" (123), dès le début, à la folie de Madame Pernelle (v. 13). Ses premières interventions servent d'énoncé au thème de la comédie tout en identifiant le personnage de la suivant à celui du raisonneur (59). Pourtant, si Dorine se dispute c'est qu'il y a véritablement matière à opposition et non pas parce qu'elle est simplement raisonneuse. Cette nuance importe car elle renferme l'essence même du caractère de la servante et de sa signification dans le mouvement de l'action. Si la servante exhibe des traits de caractère qui lui sont propres, ceux-ci dérivent directement de la juxtapostion des diverses scènes dramatiques; ils n'ont aucune valeur morale intrinsèque et n'existent qu'en fonction de l'exploitation du rire qui découle de l'esquisse des différentes caricatures. W. G. Moore a insisté sur la neutralité des intentions morales des personnages de Molière qui ne cherchent pas à exprimer d'opinions (85-97). Je suis entièrement de cet avis, sans toutefois nier les qualités et les défauts de la servante; je suggère simplement qu'ils appartiennent essentiellement aux situations dramatiques dont ils sont engendrés sans autres prétentions que d'épicer et d'égayer ces tableaux.
C'est par opposition que Molière a peint ses grandes caricatures. Soit en contrastant des traits discordants à l'intérieur d'un même personnage—la crédulité d'Orgon fera place à une incrédulité absolue aussi, et la lucidité d'Argan dans la vie guotidienne avec jure sa naïveté en présence du jargon médical—soit en opposant deux ou plusieurs personnages: la naïveté d'Orgon et de Madame Pernelle est amplifiée par la claivoyance de Dorine et de Cléante. L'entêtement de Toinette révèle des traits caractéristiques de la dureté d'Argan.
L'emploi de la mécanique conflictuelle constitue dans Le Tartuffe et dans Le Malade non seulement un moyen de faire avancer l'action, mais aussi un procédé pour établir le comique. Par sa rébellion contre le ridiculeprojet de mariage qu'Argan entend mettre à exécution, Toinette, dans sa défense d'Angélique (I, 5), dépasse les limites de son rôle social, mais c'est précisément là le dessein de son rôle dramatique, dont la portée d'exécution dépasse l'avancement de l'action et l'esquisse de caricatures pour parvenir au moment où le rire gagne le spectateur. La servante est avant tout un instrument à déclencher le rire et pour ce faire Molière n'hésite pas à la doter d'une intelligence bruyante qui entraînerait son renvoi immédiat dans un contexte social réaliste.
Dorine montre un tempérament tout aussi prompt à l'emportement lorsqu'il s'agit de venir en aide à sa maîtresse (II, 2) et, si la passion de l'intervention provoque le rire, elle aussi un degré de loyauté révèle peu commun. On retrouve ainsi des éléments humains réalistes entremêlés au burlesque, à l'utilitaire dramatique et—surtout chez Toinette, comme on le verra plus loin—à la fantaisie.
Si je persiste à rappeler la suivante du Tartuffe, c'est que je crois essentiel, avant tout, de souligner la disparité des deux caractères dramatiques malgré les ressemblances qui me portent à les rapprocher. A partir d'un moule commu, Dorine et Toinette évoluent selon des besoins dramatiques différents. Et l'apparence de similitudes dans les deux rôles en question revêt un masque qui suggère des intentions bien différentes chez l'une et l'autre. Lorsque Dorine affiche une surdité voulue à la suite des plans de mariage qu'Orgon formule pour sa fille (v. 466-470), la suivante se confronte à l'autorité paternelle, en un jeu conforme à son rôle dramatique, pour montrer l'absurdité de la proposition paternelle et pour la ridiculiser. La suivante se jouant du ridicule du maître et de la passivité de sa maîtresse correspond bien au caractère iconoclaste de la comédie. Mais on ne peut soupçonner chez Dorine de motif ultérieur caché; le but de la comédie ne s'y prête pas. La suivante n'aspire pas à changer sa propre condition; son dessein d'empêcher l'exécution d'une union grotesque et ses intentions de démasquer un scélérat naissent de la nécessité comédique qui est exempte de considération personnelle. En comédie, on se moque, on ridiculise, on rit de bon coeur, sans pourtant pouvoir intervenir ni chercher à réformer le caractère du monomane. Cela n'appartient pas au chapitre des besoins de la comédie. Par conséquent, le personnage de Dorine est limité par les exigences mêmes du genre. Il est aussi complexe que l'a voulu son créateur, sans dévier de sa ligne de conduite.
Quand Toinette refuse à Argan le plaisir de la quereller en feignant "de s'être cogné la tête (I, 2), elle révèle une attitude qui diffère grandement de celle de Dorine. Toinette entend bien ne pas se laisser marcher sur les pieds. Dans une entrée peu conforme à de son rôle social de servante, elle laisse échapper des gémissements de douleur à chaque remontrance qu'Argan veut lui faire. D'instinct, face à cet hypocondriaque tyrannique, la servante entre en confrontation immédiate. Au-delà du jeu mécanique des oppositions pour faire avancer l'action et pour faire rire, on décèle une dimension nouvelle dans le rôle de Toinette, dès le début de la pièce la servante n'est pas satisfaite de son sort et elle entreprend de le changer. A l'égoïsme d'Argan s'oppose l'amour-propre de la servante qui entend améiorer sa condition sur le plan immédiat par quelques moyens qui lui puissent réussir. La prompte introduction d'une ambiance fantaisiste dans Le Malade, à la mesure de la comédie-ballet, laisse présager une tournure extravagante des événements. Le génie du genre est justement de laisser libre cours à l'imagination et d'encourager l'abandon du monde réel.
Voilà qui n'est pas possible dans Le Tartuffe, où le personnage de Dorine est plus indispensable à renonciation de maximes qu'il n'est nécessaire à la sauvegarde de la famille. La responsabilité dramatique de Dorine ne dépasse ni sa contribution au mouvement de l'action, ni sa mise en relief de l'hypocrisie et ou de la crédulité de Tartuffe d'Orgon et de Madame Pernelle. Ce n'est pas pour la condammer: le personnage s'exécute habilement dans un univers inhéremment stable.
La comédie-ballet mettra fin à cette stabilité et si la première impression que le spectateur a de Toinette est celle d'un personnage raisonneur et agressif, elle ne manquera pas de révéler d'autres attributs. Toinette serévèle plus imaginative que Dorine dans la confrontation qui l'oppose à Argan an sujet du mariage d'Angélique avec Thomas Diafoirus (I, 5). La contestation de l'autorité paternelle telle que l'interprète Toinette contribue certainement à exciter le rire, mais elle pousse surtout la réalité dramatique vers le domaine de la fantaisie, où Toinette se sentira progressivement plus à l'aise pour affronter les humeurs du malade. La servante comprend tôt l'inutilité de raisonner avec un monomane et elle pénètre rapidement dans le monde imaginaire d'Argan où elle voit d'ailleurs plus clair que lui. Qu'on la regarde puiser dans ses inépuisables réserves d'énergie la hardiesse de provoquer la colère d'Argan, qui en oublie momentanément ses faiblesses pour se jeter à sa poursuite (I, 5).
Ce goût du "jeu" chez Toinette, lequel pourrait prendre pour de la fourberie, naît plutôt de la recherche d'un monde dans lequel règne la gaieté. La fourberie, un trait appartenant à un certain type de valet—comme Hali et Covielle par exemple—implique un certain degré d'orgueil à berner le maître, ce qui n'est pas le cas chez Toinette. Le caractère de la servante s'allie mieux aux intentions plus honnêtes de l'aspiration à l'utopie.
Dans cette veine, Toinette comprend bien vite qu'elle n'a rien à gagner à se quereller avec Béline; c'est pourquoi elle feint de se ranger du côté de la belle-mère dans la scène 6 du premier acte. Plus tard, quand l'intrigue risque de tourner au mélodrame avec l'entretien d'Argan, de Béline et du notaire (I, 7), Toinette vient aussitôt réduire la tension dans la scène suivante lorsqu'elle avertit Angélique de la tromperie qu'elle prépare. L'introduction de Polichinelle, l'amant de la servante, vient dégager d'avantage l'atmosphère et le rôle de Toinette, par le truchement de son amant qui sera central à la musique et aux diverses entrées de ballet, s'étend ainsi dans le domaine de l'intermède qui suit immédiatement le premier acte. Cette association de la servante avec le monde de la fantaisie est tout à fait conséquente avec la progression de la comédie-ballet qui se veut un divertissement aboutissant à un univers où
Lorsque pour rire on s'assemble Les plus sages, ce me semble Sont ceux qui sont les plus fous. (Monsieur de Pourceaugnac, III, 8)
La "sagesse" habituelle de la servante lui dicte une conduite où s'impose une certaine prudence et Toinette s'aventure sous le couvert de la comédie-ballet dans un rôle aui va au-delà de son prototype et de sa condition sociale.
Beaucoup de gens aiment voir dans Le Malade une satire de la médecine. Il n'y a aucun doute, pour W. G. Moore, que dans cette comédie-ballet on se moque autant d'Argan que des Purgon et Diafoirus (86). Si la médecine, ou plutôt le jargon pseudo-scientifique dénué de sens, est ridicule, la foi aveugle en son infaillibilité est tout aussi grotesque. L'usage fréquent de la caricature dans le théâtre moliéresque en fait un cliché comédique qui sert précisément d'instrument au rire—d'un rire irrésistiblement renouvelé. On ne doit donc pas y lire des intentions imaginaires si, avec Le Malade, la médecine est un thème central dans la dernière comédie-ballet de Molière.
Déguisée en médecin, Toinette continue à manifester sa virtuosité et sa clairvoyance (III, 10) dans un jeu pleinement conscient de l'inutilité de raisonner avec Argan. Elle emprunte le jargon médical pour suggérer un monde meilleur et plus gai, où la nécessité de se nourrir peut réassumer les plaisirs qui l'accompagnent de coutume. Toinette se plaît énormément dans ce monde de fantaisie et elle emploie une énergie extraordinaire à vouloir le perpétuer. Voyez-la entrer et sortir, tantôt en servante, tantôt en médecin, prêtant toute sa vigueur à ce "vieux" représentant de la médecine, qu'elle joue jusqu'à se donner la réplique en coulisse, pour notre divertissement et celui d'Argan.
Dorine et Toinette, sensibles chacune aux difficultés qu'éprouvent les amants, s'affairent du mieux qu'elles le peuvent pour les aider. L'entreprise s'apparente bien à leur rôle social respectif et la mise en valeur de leur sens du devoir bien intentionné collabore au mouvement dramatique et au rire. Le "devoir" de Toinette va pourtant plus loin car en démasquant la belle-mère, par exemple, la servante fait bénéficier Argan autant qu'Angélique (III, 12). Le spectacle lui-même a beaucoup à gagner puisque l'immoralité de Béline menace l'intégrité de la fête. Ce dernier personnage n'appartient pas au monde de la comédie-ballet; c'est plutôt un vestige de la comédie qui n'a pas sa place dans l'élaboration du carnaval. La belle-mère doit donc disparaître sous le coup de balai de la servante.
C'est Béralde qui vient précipiter le dénouement en suggérant au malade de se faire médecin lui-même. Bien qu'il ait d'abord préféré raisonner avec Argan, il tombe victime lui aussi, joyeuse victime de l'envoûtement carnavalesque animé par Toinette qui va dès lors envahir le théâtre. Il sied bien à l'uniformité de la fantasie que les choses se déroulent ainsi. La réplique de Béralde montre bien jusqu'à quel point il veut entrer dans le jeu, à l'inquiétude d'Angélique:
Mais ma nièce, ce n'est pas tant le jouer, que de s'accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n'est qu'entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns les autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses. (III, 13)
On a beau suggérer que le rôle dramatique de Toinette est raccommodé à partir d'une série de vieux clichés comédiques, il révèle, en collaboration avec les agréments de la comédie-ballet, une nature transformée où la fraîcheur du personnage est renouvelée. Ce sont les exigences nouvelles de la comédie-ballet qui sont surtout responsables des remarquables développements chez Toinette. Pourtant on est souvent tenté d'attribuer ces développements au fruit de l'expérience accumulée et à l'évolution graduelle du personnage, surtout lorsqu'on se limite à analyser Le Malade dans un contexte uniquement comédique plutôt que comme comédie-ballet. Or, la servante a pour principal mérite de battre la mesure du mouvement vers la fête. Elle s'exécute avec panache et mène allègrement la troupe vers le bal. L'ingéniosité du processus qui développe dramatiquement la servante s'associe à la marche impeccable de l'ensemble du spectacle et l'harmonie de la composition, comme la reflète le jeu de Toinette, est le fruit de la souple coordination de toute une série d'éléments savamment orchestrés dans la sphère de l'exécution totale.
Il sied bien à l'analyse de chercher à remonter aux sources pour être en mesure de démontrer du développement d'un progressif thème et de sa forme. Il y a pourtant des circonstances où ce progrès s'affirme par des bonds qui dépassent la mesure prudente des expériences usuelles. En de telles circonstances, la critique n'a plus qu'à acclamer le génie de la création. La servante du Malade représente un de ces coups de génie: elle est l'instrument par lequel s'implante la fantaisie. Toinette bat la mesure du mouvement vers la fête et entraîne tout le monde à sa suite pour enfin se perdre humblement elle-même au coeur de l'illusion.
University of California, Davis
1
Jean Emelina détermine, dans son introduction, les limites de son travail qui comprendra "tous les personnages au service d'autres personnages et qui sont appelés dans la distribution 'valet, suivant, suivant ou laquais'." 2Pour plus de détails sur la comédie et son caractère iconoclaste, voir Abraham ("Molière Ionesco: comique de l'iconoclasme linguistique." 3Dans son chapitre "From Comédie-Ballet to Carnaval," Claude Abraham analyse les propriétés de la comédie-ballet qui se prêtent de façon idéale "to the escapist's aims."(42) Il souligne en citant André Bellessort que "Le divertissement embrassait ainsi tous les divertissements des yeux, des oreilles, de l'esprit. La poésie, la musique, la dance collaboraient. 4J'emploie le terme comédique pour ce qui a trait au genre de la comédie en opposition au qualificatif comique qui se rapport à tout rire. 5Jean Emelina a inclus, dans sa classification du fourbe, les personnages de Dorine et de Toinette. Je crois que cette classification laisse beaucoup à désirer bien que je sois d'accord en ce qui concerne leur responsabilité du mouvement de l'action. Voir le chapitre sur "Le type du fourbe" dans Les valets et les servantes (17-35).
Abraham, Claude. "Molière et Ionesco: comique de l'iconoclasme linguistique." Studi Francesi (1985): 229-242.
___________. On the Structure of Molière's Comédies-Ballets (Paris-Seattle-Tuebingen: Biblio 17, 1984).
Emelina, Jean. Les valets et les servantes dans le théâtre de Molière, (Aix-en-Provence: La Pensée universitaire, 1958).
Moore, W. G. Molière: A New Criticism (Oxford: Clarendon, 1968).