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Qu’est-ce que la vie pour celui qui, après 1634, quitte Paris et la Cour pour un méandre de la Charente, fait « profession d’être fugitif du monde » (Lettres choisies I 40)[1], abandonnant ce qui pouvait en constituer l’essence, c’est-à-dire le mouvement, le spectacle et l’action, renonçant à l’idéal de vie héroïque qui l’avait naguère fasciné, comme à tout espoir de carrière ? C’est pourtant le même Guez de Balzac qui, selon Bernard Beugnot, offre « l’expérience conjointe, et pour le lecteur indissociable, du bonheur de vivre et du bonheur d’écrire » (L’Écriture du paysage 366–367), reposant les bases d’une réflexion sur l’art très concret de vivre. C’est encore lui qui dispense à toute une génération, depuis sa retraite immobile, les nécessaires conseils en la matière. Le recueil des Lettres choisies n’échappe pas à ces desseins qui courent dans tout l’œuvre épistolaire de l’auteur ; mais on peut penser que sa situation dans l’œuvre et la vie de Balzac, sa composition singulière, ainsi que le texte liminaire qui l’accompagne et dont on a pu souligner l’aspect de manifeste offrent une perspective stimulante dans le cadre d’une réflexion sur les sens et les valeurs de la vie à une époque charnière. Nous voudrions d’abord revenir sur la situation des Lettres choisies, parues en 1647 soit sept ans avant la mort de l’auteur, « dernier recueil du vivant de l’épistolier » selon la formule de Roger Zuber (Balzac et Borstel 465). Ce recueil n’est pas seulement la marque d’un art épistolaire accompli ; il pose comme dessein, dès l’Avertissement qui le précède, le vieil idéal de l’éloquence incarnée, d’une parole agissante. Nous verrons, dans un deuxième temps, comment Guez de Balzac a clairement établi dans son texte le lien entre les problèmes existentiels et l’acte d’écrire. L’idéal n’était pas neuf, hérité notamment d’une double tradition, humaniste et patristique[2]. Mais nous constaterons que Balzac n’a pas seulement formé un vœu pieux ; les Lettres choisies de 1647 sont en effet portées par un paradoxe : s’employant, dans un genre que l’on dit volontiers issu de la vie, à abolir toute expression de la vie réelle, l’épistolier entend pourtant recueillir le feu de l’existence, un feu qui se ranime à l’écriture d’autrui.
I. Situation des Lettres choisies, « le dernier recueil du vivant de l’épistolier »
Lorsque paraissent, en 1647, les 258 lettres en deux volumes, toutes nouvelles, du Sieur de Balzac, le public est, comme le souligne D. Lopez, « accoutumé à cette forme littéraire issue de la vie, et qui l’installe à part dans l’univers de la création »(Littérature épistolaire 192 ; nous soulignons). Balzac a dû mesurer ce point de maturité, qui est celui de son public mais également le sien, car, plus que dans les autres recueils, le travail sur le genre de la lettre est au cœur de sa poétique et, indéfectiblement liée à cette dernière, une réflexion sur l’écriture et la vie. Revenons brièvement sur l’histoire particulière du recueil, qui montre le prix que lui accordait son auteur. Comme B. Beugnot l’a montré (Bibliographie 25), le projet en a été plusieurs fois modifié. En 1645, Balzac pense intégrer des épîtres en latin à un choix de lettres, selon le principe du mélange qui avait prévalu dans son dernier recueil épistolaire, daté de 1637 ; il parle alors d’un « volumette », petit volume, qu’il nomme encore ses « Sélectes », du latin Selectae (Littérature épistolaire 194–195). En 1647, finalement, l’ouvrage des lettres en prose française paraît chez Auguste Courbé, tandis que les Epistolae selectae, pièces en latin donc, placées sous les auspices de Ménage et de la reine de Suède, forment un recueil à part, qui sera publié seulement en 1650. Cette séparation est significative : il semble que Balzac ait été sensible à l’accusation latente de pédantisme qui le menaçait, notamment dans sa concurrence avec Voiture. C’est pourquoi l’un et l’autre recueils, français et latin, ont été constitués toujours selon ce principe de sélection, mais dans un souci de variété très mondain et avec une véritable volonté d’actualisation des textes[3]. Si le français s’est détaché du latin, c’est qu’il devient, selon la célèbre formule de l’Avertissement, la langue « du sang, de la vie, de l’esprit » (Lettres choisies Avertissement, 3) ; tandis que le latin, écrit dans un style très simple, est présenté comme la langue de cœur, celle par laquelle l’épistolier dit accéder au lyrisme et se sentir poète[4]. Par l’une et l’autre langues, mais d’une façon différente, Balzac s’attache donc à une forme incarnée de la parole littéraire[5].
Dans l’œuvre de Balzac, les Lettres choisies se situent exactement entre les Œuvres diverses, parues en 1644, et Aristippe ou De la Cour, dont la version adressée à Conrart date de 1651 mais connaîtra une publication posthume en 1658, ainsi que le Socrate chrestien, publié en 1652. LesŒuvres diverses rassemblent essentiellement des traités, des morceaux de consolation, des lettres et des discours, dont le fameux Discours du Romain dédié à la marquise de Rambouillet : sous des dehors d’humanisme, le Discours reconnaît en l’esprit le « souverain artisan » de toute chose[6] et témoigne de la conversion de Balzac à la culture mondaine. Or pour J. Jehasse, les Lettres choisies seraient justement comme la mise en pratique de la conversion du Romain des Œuvres diverses. De leur côté, Aristippe et le Socrate chrestien marquent dans leur impossible quête d’un prince parfait la dernière étape qui consacre le choix d’une éloquence efficace, d’une adéquation des mots et des choses[7]. Dans le Socrate chrestien, il s’agit de produire un « corps parfait et animé » (Socrate chrestien 17)[8], de mettre en œuvre une « petitesse énergique des paroles » dont on trouve déjà une ébauche très significative dans l’Avertissement des Lettres choisies : Balzac y écrit « C’est pourtant en ces petites matieres où l’esprit paroist veritablement grand » (Lettres choisies Avertissement, 10)[9]. Les commentateurs de Balzac ont donc tous perçu que les Lettres choisies constituent une transition cruciale. B. Beugnot définit l’écriture épistolaire à laquelle aboutit Balzac de la façon la plus suggestive qui soit, comme une synthèse, affirmant qu’elle est « la fusion de trois rythmes : celui de la nature (jours, saisons), celui de la vie (active, contemplative) et celui du style (atticisme, asianisme) » (L’Écriture du paysage 368). À propos des deux premiers livres des Lettres choisies, D. Lopez écrit de façon encore plus explicite qu’ils « lient étroitement les problèmes existentiels aux problèmes d’écriture », ajoutant, « À l’issue de ce cheminement […] nous trouvons l’épistolier au terme d’une double reconquête, le goût de vivre (même dans la retraite) et d’écrire (même de loin) l’emportant peu à peu » (Littérature épistolaire 206)[10]. Reste à savoir ce qui explique ce cheminement vers cette parfaite réunion de la vie et de l’écriture.
II. Vie et écriture mêlées : le vieil idéal de l’éloquence incarnée
Cet idéal n’est pas neuf ; il vient d’une double tradition. Le modèle d’écriture qui est en jeu est celui de la conversation[11], qui est d’abord l’expression d’un atticisme à la française longuement mûri. R. Zuber en cerne ainsi les fondements : « L’idéal cicéronien du naturel, la prétention érasmienne à l’authenticité, le goût malherbien d’une langue pure […] tout se conjure ici […] pour satisfaire les exigences les plus précises de l’art épistolaire et des leçons d’une rhétorique faite style » (Balzac et Borstel 466)[12]. D. Lopez[13] a également remarqué que la transformation de l’œuvre épistolaire balzacien serait un miroir des évolutions du style attique, depuis la quête d’une parole comme art vivant, dans la Grèce classique du Ve siècle avant Jésus-Christ, jusqu’à l’art intériorisé, intime, art de la brièveté et de la densité prôné par Sénèque, en passant par l’éloquence féconde de Cicéron. Nous retrouvons une fusion de ces différents aspects dans l’Avertissement des Lettres choisies.
Le premier mouvement de ce texte marque une opposition très forte entre la fausse et la vraie éloquence : du côté de la première, les « belles paroles »[14], seulement les « couleurs » et « les apparences »de la vie et de l’esprit, le « mouvement forcé, qui se faisoit par ressorts, et venoit de loin », enfin une « éloquence qui fait du bruit »[15], autant d’insistance sur ce qui est artificiel, ostentatoire, mécanique, lointain — l’enjeu étant de construire, par l’écriture épistolaire, une intimité avec soi. Face à cela, les métaphores du corps humain, de la matérialité, de la proximité avec soi[16], de la douceur[17], de la fluidité et de la liquidité qui se ressentent même dans cette double trilogie, simple et limpide (« il y a ici du sang, de la vie, et de l’esprit » et « je vous donne un corps naturel, sain et vigoureux »), quand le reste de la phrase se déploie en un rythme alambiqué, quasi-mimétique de l’éloquence artificieuse qu’il entend dénoncer. Remarquons au passage que par l’équilibre des rythmes ternaires et binaires, cette simplicité se nourrit d’une rhétorique toute classique. Ajoutons sur ce premier mouvement de l’Avertissement, que la trilogie qui en est le centre est une reprise, à peine déguisée, de la tripartition des pères de l’église : le corps, l’âme et l’esprit[18]. Nous ne sommes pas loin non plus du verbe qui s’est fait chair ou de l’éloquence incarnée de Paul[19]. Ainsi, Balzac, tout comme d’ailleurs dans le Socrate chrestien, paraît revenu d’un atticisme maigre et aride, et exprime l’ambition d’une parole agissante, en prise avec la réalité des corps et le mouvement de la vie.
Dans le deuxième mouvement de l’Avertissement, le propos se fait plus ambitieux, plus complexe. C’est le fameux passage sur les « petites matieres » qu’il convient de privilégier car, selon une antithèse très simple, l’esprit y « paroist veritablement grand » et, selon une analogie plus osée, « à faire beaucoup de presque rien, il y a une espece d’imitation de la puissance de celuy qui crée »[20] : ce qui est en jeu, c’est donc bien la puissance de la création, de la vie première, celle de l’écrivain qui entend être démiurge par la seule force entreprenante de son esprit[21]. Dès lors, n’est-il pas significatif que le texte s’achève sur l’exemple de la lettre de consolation, genre épistolaire que l’auteur, on le sait, pratique de longue date, comme l’épreuve suprême de la puissance de l’esprit[22] ? Ce propos, ces images, qui ont donc une valeur de programme, trouvent, comme nous allons le voir maintenant, des échos nombreux dans les lettres qui composent le recueil.
III. Mourir à soi…
Cette volonté de revenir au mouvement premier de la vie se fonde paradoxalement, dans la pratique épistolaire des Lettres choisies, sur un détachement de la vie comme réalité vécue ; il s’agit visiblement pour Guez de Balzac, à la fois par l’organisation du recueil et par le rendu de la substance existentielle, de ne pas adhérer à la temporalité constitutive de celle-ci. D. Lopez[23] a noté que la composition du recueil se distingue par l’absence absolue de suivi chronologique. Selon lui, son auteur ferait preuve d’une désinvolture affichée par rapport à la chronologie de lettres qu’il a composées entre 1637 et 1647 ; non seulement il ne propose aucun effet de vie continue mais il joue a contrario la carte de la dispersion des destinataires, inventant certaines dates, recomposant la matière d’une lettre à Boisrobert en deux textes, allant jusqu’à postdater la lettre de consolation sur la mort de Pereisc, trois ans après la mort de ce dernier, comme si l’essentiel était la position du sage face à la vie, qui, hors monde et hors temps, échappe ainsi à la contingence. Ce choix de composition n’est d’ailleurs pas sans effet de réel dont le plus flagrant est dû à la lettre à Conrart du 1er juillet 1647, placée en position ultime du recueil, et donnant l’impression « d’un échange authentique, d’actualité, et qui se poursuit dans la vie réelle alors que la dernière page du livre se ferme » (Lettres choisies I 199) ; si Balzac se détache de la vie c’est pour, in fine, mieux la ressaisir dans ce qu’elle a d’essentiel. À la volonté de briser la continuité temporelle du vécu, s’ajoute, chez lui, un travail manifeste pour déréaliser la matière mondaine que celui-ci fournit : Paris, les amis correspondants, les souvenirs mêmes ont tendance à être transformés en réminiscences ou en rêves. L’une des citations les plus frappante en ce sens se trouve dans la quatrième lettre adressée à M. D’Argenson : « Ma vie, Monsieur, est un morne assoupissement, interrompu, néanmoins, par quelques visions assez agréables » (Lettres choisies I 18). De même, les derniers mots adressés à Conrart non seulement suggèrent de reconsidérer l’ensemble de l’expérience épistolaire comme un rêve mais redessinent une temporalité dilatée et maîtrisée, une « bien-heureuse durée » comme il la nommera ailleurs (Lettres choisies II 86) : « Ce seroient des jours dont je mettrois à profit tous les momens, et qui me r’aquiteroient de tout le temps que j’ay perdu avec de faux sages et de faux amis. Je m’imagine que je me renouvellerois, que je me changerois entre vos mains. […] Vous me feriez vivre une veritable vie. Celle des Isles Fortunees, celle des champs Eliseens ; celles que les Poëtes filent d’or et de soye… » (Lettres choisies II 673)[24] ; il y a là, renforcée par l’image du tressage, promesse d’une autre vie, idéale et mythique, d’une vie puisée à la création littéraire.
En outre, à la déréalisation de la vie vécue dans ses états mondains se mêle une véritable imprégnation de l’expérience de la mort. Le lecteur sera frappé, une fois qu’il a refermé le recueil, de la prégnance de la lettre de consolation. Si Balzac y revient aussi régulièrement, c’est qu’elle tient le rôle de ce nécessaire « aiguillon » qui fait toucher le cœur de la vie ; régulièrement visitée, écrite, la mort est chez Balzac le pouls de la vie. Elle est la scandaleuse raison de vivre que les lettres de consolation, particulièrement élaborées de ce recueil, mettent en lumière, car d’une part elle unifie l’être[25] et, d’autre part, elle permet de trouver la seule force véritable, qui est en soi[26] ; ou plutôt, l’être humain est ainsi fait qu’un équilibre mécanique semble le porter, tel un principe de vie immuable[27]. Enfin, si la lettre de consolation est une pratique de l’écriture qui fait sentir la vie, c’est par son enjeu : il y faut « ramasser de la force en peu de paroles, au lieu de la dissiper par de longs discours » (Lettres choisies I 158). On trouve, dans cette formulation, l’idée d’une économie et d’une densité de la parole dont on peut penser qu’elle est, par une sorte d’analogie implicite, la conception que Balzac se fait également de l’existence. En fait de composer sur de « petites matières », Balzac pousse l’expérience épistolaire jusqu’à ses limites : écrire sur rien, s’effacer en tant que sujet jusqu’à se donner quasiment pour mort. Ce dernier motif, fréquent sous sa plume, n’est pas sans rappeler la langoureuse vie des morts bienheureux érigée en modèle dans le Socrate chrestien. Marquée à de nombreuses reprises par les métaphores de l’assoupissement, du sommeil constant, de la glace, de l’immobilité pesante ou du feu qui s’est retiré de son être[28], l’expérience de l’anéantissement, qui domine le premier volume du recueil, est paradoxalement la condition pour se sentir vivre ; selon une antithèse puis une asyndète frappantes, Balzac écrit à Lhuillier : « Mon oisiveté est perpétuellement occupée : […] je ne fais rien, et je ne cesse jamais » (Lettres choisies I 150). Le premier défi est souligné quant à lui dans une lettre à M. Favereau : « ce n’est pas une si petite affaire de parler et de n’avoir rien à dire, de manquer de choses, et de remplir de mots une feuille de papier » (Lettres choisies I 502) ; mais sa vertu est aussitôt relevée, deux lettres plus loin, dans un texte destiné au marquis de Montausier : « Et manquant de langage […], je ne saurois plus que produire un acte intérieur, qui me justifie envers moy-mesme » (Lettres choisies I 524)[29]. Pour Balzac, loin de l’éloquence bruyante du monde et des hommes, une écoute de son intériorité, qui est aussi expérience de l’unité des sentiments, est possible.
Ainsi, en ouverture comme en clôture du livre, l’existence à laquelle paradoxalement aspire l’ermite de Charente est celle d’un être de fiction qui serait uniquement inscrit dans le cœur et l’esprit des autres : n’écrit-il pas à Boisrobert qu’il préfère, telle une plante solidement enracinée, exister en son cœur[30] plutôt que faire l’objet d’un « commerce de fumée » (Lettres choisies I 7) ou « d’affections en peinture » (Lettres choisies I 9) ? Puis à Costar que « c’est un extréme mal-heur que d’estre séparé de [lui] ; mais c’est une souveraine félicité que d’avoir tout de part en [son] esprit et en [son] cœur » (Lettres choisies I 601) ? L’existence suprême est celle d’un être de fiction : « Que je lise mon nom dans vos Vers, je ne scay s’il n’y a point un autre Balzac », écrit-il, saisi d’étrangeté, au père jésuite Vital Théron, ajoutant même, « Peut-être que je ne suis pas le veritable » (Lettres choisies II 59)[31]. Conduite à distance avec la complicité des puissances de l’imagination, l’expérience épistolaire devient plus forte que l’expérience vécue ; c’est ce que souligne un extrait d’une lettre adressée à l’archevêque de Toulouse qu’il n’a pu visiter : « Mon imagination, qui a la force de m’approcher des lieux où je me souhaite, me promene sans cesse autour de ce bon-heur esloigné » (Lettres choisies II 42)[32]. L’ultime limite est celle du silence épistolaire, qui devrait mettre en danger l’œuvre elle-même, mais que vante Balzac, car il est l’épreuve de vérité : « se taire n’est pas oublier », écrit-il à Gomberville[33], ajoutant « Assurément tant que vous ne me parliez point, vous me meditiez » (Lettres choisies I 30). Cette tentation du silence, ce retrait de la vie et de son être, Balzac les explore à plusieurs reprises dans le premier volume de son recueil comme une nécessaire expérience, comme la pierre angulaire de la démonstration que la vie véritable réside dans les actes d’écriture et de lecture, dans un dialogue à distance d’épistolier à épistolier, d’auteur à auteur. La deuxième partie des Lettres choisies illustrera inlassablement cette thèse : si vie il y a, elle s’exprime de façon continue dans l’esprit, dans la puissance, toujours diverse, de création.
IV. Vivre en recueillant la parole des autres
En effet, dans cette deuxième partie, les lettres n’ont plus guère d’autres sujets que les divers ouvrages que Balzac reçoit, lit, annote, commente, et dont il renvoie les effets et les pouvoirs à leurs auteurs, en les remerciant, en les louant, en isolant ce qui constitue un fait de style, un acte d’écriture propre. Les ouvrages qui viennent à Balzac sont de tous ordres, car ses correspondants s’en remettent à lui avec une confiance touchante ; éloquence religieuse, controverses, paraphrases, prose, vers d’idylles, dialogues, discours, traités philosophiques, pièces de théâtre, traductions, chansons à boire : on semble lui envoyer de tout[34].Dans la lettre au duc d’Épernon se rencontre une formule qui en dit long sur le pouvoir d’aimantation existentielle que l’auteur a acquis : de son « petit coin du monde », Balzac écrit que « Toute la Prose et tous les Vers de la Chrestienté en ont appris le chemin : les Paraphrases et les Commentaires ; les Harangues et les Panegyriques y arrivent de plusieurs endroits. Mais les lettres partout croient avoir droit d’y venir »(Lettres choisies II 95)[35]. Les commentaires des œuvres reçues vont de la véritable analyse — les lettres à Dupuy, à Ménage, à Saumaize ou à Heinsius, sont parmi les plus remarquables en la matière — à l’exclamation extatique : ainsi à propos des tragédies de Corneille ou des vers de Colletet, Balzac se contente de dire, et il souligne qu’il ne peut dire que cela, « La belle chose ! » (Lettres choisies II 437) ou « voilà qui est beau ! » (Lettres choisies II 470). C’est que, pour l’épistolier de Charente, il s’agit, dans cette deuxième partie des Lettres choisies, d’illustrer par sa propre éloquence les qualités de vérité, de chair et de sang, qu’il défendait dans son Avertissement. Ainsi placée stratégiquement à la fin du premier livre de la deuxième partie trouve-t-on une lettre destinée à Méré qui fait directement écho au texte fondateur de la préface ; dans les mots de son correspondant, Balzac avoue avoir rencontré une éloquence qui a touché directement son âme, une éloquence si universelle et si unie à celle des philosophes et des orateurs des siècles passés qu’elle pourrait bien être surnaturelle : « Asseurément vos ames se sont veuës, et entretenuës en l’autre Monde, avant que d’arriver en cestuy-cy » (Lettres choisies II 176). Et Balzac de rappeler qu’il n’est point besoin des « consignes des grammairiens » pour toucher son lecteur : « il suffit de bien foüiller dans vous-mesme ; je vous promets que vous y trouverez d’excellentes choses » (Lettres choisies II 177). Preuves de la véritable éloquence, les ouvrages qu’il admire, tels ceux que lui envoie monsieur Dupuy, sont des êtres vivants « sains » et « entiers » (Lettres choisies II 208). Ils font coïncider les choses et les mots : ainsi, dans les lettres de Montausier, « la figure de la chose est la chose elle-même » (Lettres choisies II 202). Partout dans ce qu’il reçoit et lit, Balzac trouve une éloquence incarnée : des paroles dont il s’imprègne, l’épistolier charentais écrit encore : « On les sent, et les reçoit jusques dans le cœur. Elles vivent et se meuvent » (Lettres choisies II 421) [36]. Peu à peu émerge également l’idée que les œuvres de l’esprit possèdent leur autonomie et qu’elles existent par un mouvement qui leur est propre. Dans un effet de transmission très réussi soulignant comme les mots passent de leur auteur à leur lecteur qui les réutilise à son tour, Balzac pointe cette liberté naissante que ni auteur, ni commentateur critique ne peuvent entraver : « Votre Recueil — écrit-il à Colletet — peut donc se faire sans nous, ou pour me servir des termes de vostre lettre, vostre corps peut battre aux champs, quand il luy plaira, personne ne le retient » (Lettres choisies II 335)[37]. Ainsi vivent les mots d’esprit, la véritable éloquence.
Enfin, les images auxquelles Balzac recourt pour commenter les œuvres sont significatives. Elles sont essentiellement de quatre ordres et renvoient au système métaphorique concret qu’il tissait dans l’Avertissement[38]. On trouve tout d’abord l’image d’une vive peinture : à Ménage, auteur d’un petit poème qualifié de « petit espace » dans lequel il a « trouvé mille rayons de ce premier souverain Beau », il dit : « vos couleurs sont solides et vos apparences essentielles » (Lettres choisies II 184). En second, on rencontre la métaphore de la medicine — au sens de medicament — que la lettre à monsieur de Flotte, envoyée le 28 décembre 1641, illustrerait le mieux : non seulement le lot d’ouvrages envoyés par son correspondant a guéri le vieux solitaire de la pituite, mais, écrit-il en un jeu de mot inhabituel sous sa plume, « Votre volume est mon Arsenac » (Lettres choisies II 483)[39]. La métaphore du feu de la vie est également très présente. Par exemple, Balzac écrit à Godeau dont il a reçu les épîtres, « je m’allume en les lisant »[40], à Lhuillier, « Monsieur, je brûle du feu que j’ay trouvé dans vos lettres » (Lettres choisies II 641) et à Lavaux, qu’il « sort du feu » de ses harangues, remarquant au passage que « les Anciens mesmes ont dit que ce n’est pas tant de la bouche, que de l’estomac, que procede le bien-dire » (Lettres choisies I 507). Décidément, la véritable éloquence est bien affaire de corps plus que d’esprit. C’est pourquoi l’image qui revient systématiquement pour commenter l’effet des ouvrages lus et relus — jusqu’à une douzaine de fois comme il le glisse à Conrart [41]—est celle de la nourriture. Littéralement, Balzac a faim des mots des autres. Les vers de Colletet font ses « délices » (Lettres choisies II 334) ; les écrits de monsieur de Bourzeys sont « une viande [qu’il a] apprestée » (Lettres choisies II 152); à monsieur De Flotte il demande des « Ragousts et Bisques de l’esprit » (Lettres choisies II 488). Non sans humour, il remarque d’ailleurs auprès de l’abbé Guyer que sans ces nourritures, la vie de solitaire, bien que pourvoyeuse de charmes, pourrait vite devenir peau de chagrin[42]. Ce qu’échange Balzac avec ses correspondants dans ce recueil ayant valeur de testament, ce sont des mots qui ont pouvoir de vie.
Critique littéraire de sa génération, juge suprême des lettrés de son siècle ; on sait que tel a été le rôle que s’est peu à peu donné l’ermite charentais, dans son exil. Mais si celui-ci prend tout son sens, dans les Lettres choisies, c’est grâce à ce triple mouvement qui porte le recueil, depuis le désir fondateur d’une éloquence incarnée, relayé par une nécessaire expérience d’écriture sur rien, qui, à la faveur d’une reconquête de l’intériorité, permet de se préparer à accueillir les mots des autres et à en recueillir la puissance de vie. Balzac se veut alors le réceptacle, le
principe unifiant des textes de son époque, des manifestations littéraires, de la plus humble à la plus ambitieuse, de son vivant. Démiurge, il l’est, dans la mesure où toutes les œuvres créées doivent en passer par lui pour exister. L’ermite de Charente devient essentiel aux autres, et par là il sent qu’il vit.
Université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines
Laboratoire ESR-DYPAC
Ouvrages cités
Balzac, Guez de, Epistolae selectae, éd. Jean Jehasse. Saint-Etienne : Presses universitaires de Saint-Etienne, 1990.
_____. Lettres choisies. Paris : Courbé, 1650, 2 volumes.
_____. Œuvres diverses, éd. Roger Suber. Paris : Champion, 1995.
_____. Socrate chrestien, éd. Jean Jehasse. Paris : Champion, 2008.
Beugnot, Bernard, « L’Écriture du paysage de Balzac : image et genèse. » XVIIe siècle 168 (juillet–septembre 1990) : 359–269.
_____. Bibliographie des écrivains français. Guez de Balzac, Memini, 2001.
Brooks, Frank, « Guez de Balzac Eloquence and the life of Spirit. » L’Esprit créateur 15 (1975) : 59–78.
Jehasse, Jean, Guez de Balzac et le génie romain. Saint-Etienne : Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1977.
_____. « Guez de Balzac : Aristippe ou De la Cour. » Justice et Force politiques au temps de Guez de Balzac. Ed. Gérard Ferreyrolles. Paris : Klincksieck, 1996. 27–41.
Lopez, Denis, « Littérature épistolaire et réalité : Guez de Balzac et le recueil des Sélectes (1647). » Littératures classiques 11 (1989) : 191–210.
_____. « Effets de l’atticisme chez Guez de Balzac. » XVIIe siècle 168 (juillet–septembre 1990) : 329–340.
Zuber, Roger, « Balzac et Borstel : l’avertissement de 1647 et son auteur. » Ouverture et dialogue. Mélanges offerts à W. Leiner. Eds W. Döring, U. Lyroudias et R. Zaiser. Tübingen : Narr, 1988. 465–477.
_____. Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique. Paris : Albin Michel, 1995.
[1] Balzac écrit encore dans la lettre XXI, A Monsieur ****, « Bien que je sois sorti du monde, j’y rentre volontiers » (Lettres choisies I 98).
[2] Voir F. Brooks, « Guez de Balzac Eloquence and the Life of Spirit » notamment « it is this vital force whose effects Balzac perceived in the ideal eloquence » (63).
[3] C’est ce qui confère, comme l’ont montré D. Lopez, op. cit., et J. Jehasse, dans son introduction des Epistolae selectae, (7–29), une composition audacieuse et suggestive à chacun des recueils.
[4] Voir J. Jehasse, op. cit.
[5] C’est pourquoi une étude en miroir des deux textes aurait son plein intérêt, mais nous nous sommes limitée, pour des raisons de temps et de commodité, aux seules lettres en prose française.
[6] C’est là, en effet, que Balzac y affirme la prééminence de l’esprit, au sens mondain et non pédant du terme : « l’esprit est le souverain artisan des grandes choses », « Discours I. Le Romain, à Madame la marquise de Rambouillet » (Œuvres diverses 58).
[7] Voir J. Jehasse, « Guez de Balzac : Aristippe ou De la Cour ».
[8] Le critique souligne encore une formule de Balzac qui, bien que malade, se dit « acoquiné à la vie ».
[9] Nous revenons plus loin sur la teneur de ce texte liminaire.
[10] Citons encore J. Jehasse, qui a cette formule à propos du recueil : « Incarnée dans l’art littéraire, la raison se fait vie, et cette vie s’épanouit dans l’honnêteté » (Guez de Balzac et le génie romain 391).
[11] « La pluspart des Lettres sont des Conversations par escrit : Et par consequent comme il n’est pas permis de prescher à l’oreille & en habit court, il me semble qu’on doit eviter la mesme indecence dans ce genre d’escrire paisible, & qui ne souffre pas volontiers une eloquence qui fait du bruit » (Lettres choisies Avertissement 7).
[12] L’article est important car R. Zuber montre que l’avertissement, bien qu’ayant valeur de manifeste, est probablement une œuvre collective.
[13] Voir « Effets de l’atticisme chez Guez de Balzac ».
[14] « Le Monde est plein de belles paroles » (Lettres choisies Avertissement, en ouverture).
[15] « Je luy presente donc des objets solides, & des voluptez dignes de luy. Il y a icy du sang, de la vie, & de l’esprit ; au lieu que dans plusieurs ouvrages que le Peuple a estimez, il n’y avoit que des couleurs, de l’apparence, & je ne sçay quel mouvement forcé, qui se foisoit par ressorts, & venoit de loin. Je vous donne un corps naturel, sain et vigoureux ; une beauté animée & pleine de suc […] » (Lettres choisies Avertissement 3).
[16] « Les sons agreables s’arrestent dans les oreilles : mais les Sentimens excellens passent plus avant, & penetrent jusqu’à la plus secrette partie de l’ame » (Lettres choisies Avertissement 3).
[17] On trouve, disséminé dans l’Avertissement, un lexique éloquent : « delicatesse », « douceur », « graces », « discrete », « calme du cabinet ».
[18] Voir encore J. Jehasse, « Guez de Balzac : Aristippe ou De la cour »33.
[19] Ce que montre R. Zuber, dans Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique, en particulier 391-394, consacrées à l’ambition, chez l’auteur, d’une « parole agissante ».
[20] « Les grandes matieres contribuënt & fournissent à l’esprit. Elles luy donnent souvent autant qu’elles reçoivent de luy. Les petites, au contraire, ne se soutiennent que de ce qui est presté, & demeurent vives & chetives, si on ne les met en honneur, en les tirant de leur pauvreté. […] C’est pourtant en ces petites matieres où l’esprit paroist veritablement grand, & plus grand, sans comparaison, qu’il ne fait ailleurs, parce que c’est d’une grandeur propre & non empruntée, & qu’à faire beaucoup de presque rien, il ya une espece d’imitation de la puissance de celuy qui crée. » (Lettres choisies Avertissement 10).
[21] « Mais c’est une force ouverte, déclarée, et entreprenante que celle-là » (Lettres choisies Avertissement 10).
[22] « Dans quelques unes de ces lettres, où l’on peut voir jusqu’où peut aller la force de l’esprit humain » (Lettres choisies Avertissement 11).
[23] Voir « Littérature épistolaire et réalité », op. cit.
[24] Il est remarquable que l’ensemble de la lettre soit écrit au conditionnel.
[25] La formule est dans une lettre à Lhuillier(Lettres choisies I 150).
[26] Il écrit à Mme Des Loges, l’amie chère du Limousin, « Il n’y a que vous, Madame, à qui appartienne le droit de vous consoler », (Lettres choisies I 197).
[27] Encore à M. de Bayers, « Il faut dans cette vie, que vous trouviez de la consolation pour toutes les Morts » […] « sçachant que la partie de l’ame qui souffre est plus tost frappée, que celle qui raisonne n’a paré le coup »(Lettres choisies I 167).
[28] À Boisrobert : « Tout mon feu s’est retiré au fonds de mon âme » (Lettres choisies I 623).
[29] Ou encore M. Dupuy, « Il n’est pas nécessaire d’estre parfaitement eloquent, pour estre parfaitement, comme je suis » (Lettres choisies I 523-524).
[30] « Il suffit que je sçache que vous m’aymez » (Lettres choisies I 8). Il dira encore, dans la lettre à M. de la Nauve, que leur amitié est « establie sur un fondement de papier » (Lettres choisies I 28).
[31] Lettre du 20 mars 1643.
[32] Lettre du 4 mars 1641.
[33] Il écrit encore, à Gomberville, « je n’ay pas besoin de me definir tous les jours à vous » (Lettres choisies II 34).
[34] On percevra cette diversité des ouvrages reçus par Balzac en lisant, par exemple, la lettre à l’archevêque de Toulouse, du 4 mars 1641 : « Les divers escrits que vous eustes la bonté de me faire voir, me laisserent dans l’ame une si belle idée du christianisme » (Lettres choisies II 41), la lettre au père Théron, qu’il remercie pour son Apothéose (Lettres choisies II 59), la lettre à Séguier du 20 septembre 1638 dans laquelle il cite les lettres de Boisrobert (Lettres choisies II 14), celle à Costar où il le remercie de lui avoir fait parvenir l’ouvrage de Scarron (Lettres choisies II 452), la lettre à Perrot d’Ablancourt où il fait état de son impatience à lire son Histoire (Lettres choisies II 114) ou encore la lettre adressée à Corneille à propos d’Horace et de Cinna (Lettres choisies II 437).
[35] Nous soulignons ; par cette personnification, Balzac suggère aussi que le flux de ces écrits acquiert une vie propre.
[36] De même, on ne sera pas étonné qu’il trouve chez M. de Rampalle, une adéquation entre les mots et les choses qui fait que son « art est une seconde Nature et [ses] images sont plutost la perfection des choses que leur représentation » (Lettres choisies I 376).
[37] Lettre du 20 juillet 1639. On trouvera également un passage intéressant dans la missive envoyée à l’abbé Guyer le 28 octobre 1644 (Lettres choisies II 409) dans laquelle Balzac exprime sa préférence pour des ouvrages contemporains car, explique-t-il, s’il existe un risque, en lisant des morts, de « s’enterrer souvent avec eux pour une profonde meditation », en revanche « qu’il y a de plaisir d’avoir de ces livres, qui sçavent respondre et repliquer », en d’autres termes, « des livres vivans, qui esclairent l’esprit ».
[38] Parmi ces images récurrentes et concrètes, nous notons une unique métaphore fantaisiste et néanmoins remarquable dans la missive que Balzac envoie au secrétaire du duc de Weimar, monsieur Féret : « Il y a des Papiers enchantez, aussi bien que des Palais », écrit-il à propos de son « eloquente lettre » (Lettres choisies II 164).
[39] Peut-être un jeu de mot sur l’ancienne orthographe d’ « arsenal » et sur « arsenic ». Voir aussi les lettres adressées à Montausier et à Méré qui filent le motif du remède (Lettres choisies II 578-584).
[40] Nous soulignons : notons en outre que, pour commenter les ouvrages d’autrui, Balzac reprend les métaphores du feu de la vie qu’il avait utilisées dans l’Avertissement et la première partie du recueil pour désigner la vigueur de l’éloquence incarnée.
[41] Voir lettre du 18 septembre 1637 (Lettres choisies II 338).
[42] « Mais qui ne deviendroit maigre, estant reduit à se nourrir toujours de son propre suc ? » (Lettres choisies II 408).