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« Enjeux idéologiques et socio-culturels d’un ‘grand’
Corneille dé-canonisé »
par
Ralph Albanese
L’ouverture du canon littéraire depuis les années 1970
correspond à la disparition progressive de l’homogénéité culturelle
de la France et à l’élargissement continu du public scolaire. Le
déclin de la culture classique et la désaffection à l’égard des
auteurs canoniques ont abouti à l’effacement graduel du théâtre de
Corneille des programmes de nos jours. Le dramaturge n’étant
plus à l’ordre du jour, on peut se demander, comme le fait D.
Manesse, s’il représente, en fait, l’auteur le plus inaccessible pour
les lycéens contemporains. 1 Loin d’être un enjeu culturel capital, il
a été virtuellement déprogrammé à l’Ecole et l’on assiste, depuis
1945, à une véritable « dé-classicisation » de son œuvre. 2 Mis à
part Le Cid , depuis les années 1980, seul le Corneille baroque de
L’Illusion comique trouve une place dans les programmes du
secondaire. 3 La question qui se pose, alors, est la suivante :
Corneille peut-il encore être enseigné au XXIème siècle ?
 
1 La Littérature du collège (Paris : INRP, 1994) 99.
2 Voir, sur ce point, A. Couprie, « Corneille devant l’histoire littéraire, »
in L. Fraisse, éd., L’Histoire littéraire : ses méthodes et ses résultats
(Genève : Droz 2001), 171.
3 C’est ainsi que Ch. Biet envisage cette mise en place d’un Corneille
baroque dans les représentations scéniques en France à la fin du XXème
siècle :
« … grâce à la nouvelle sensibilité du public et des metteurs en
scène pour ce qu’on appela le ‘baroque’ (et que Jean-Maire
Villégier illustra particulièrement), et qui permit d’ouvrir
d’autres débats fondés sur une véritable dramaturgie politique
propre à l’œuvre de Corneille, on remit le national-classicisme
cornélien à sa seule place, dans un musée du XIXème siècle,
pour lui préférer un Corneille vivant. A travers Corneille, mais
aussi Marivaux et Molière, la période dont nous parlons mit ainsi
en cause, en question, et en débat, au théâtre comme dans la
2
RALPH ALBANESE
Dans la mesure où l’Ecole républicaine visait à la promotion
des valeurs nationales, elle a érigé le « grand » Corneille en
référence culturelle de premier ordre. Les tragédies de la tétralogie
représentaient, entre 1880 et 1940, et encore jusqu’aux années
1960, une « icône dévoratrice » 4 et enseignaient les vertus
fondamentales de l’identité culturelle de la France : l’honneur, la
grandeur, le courage et le patriotisme. Cette volonté
institutionnelle de « patriotiser » l’auteur du Cid relève de la
programmation idéologique et morale de la jeunesse française. En
proposant des modèles d’identité, l’Ecole s’appliquait à investir les
grands écrivains d’une autorité, voire d’une grandeur morale ; elle
cherchait avant tout à valoriser la tradition nationale. Dans le cas
de Corneille, le discours scolaire a fait une large place aux valeurs
militaires (l’Armée) et religieuses (l’Eglise). Ainsi, selon V.
Houdart-Mérot, sa grande popularité sous la Troisième République
s’explique par le fait que ses tragédies, s’inscrivant dans une
« pédagogie du modèle, » ont fourni le plus grand nombre de sujets
de devoirs. 5 Plus précisément, Corneille et Racine représentent les
auteurs les plus cités et étudiés au programme du baccalauréat
entre 1880 et 1925 (31). Quant au palmarès des auteurs cités dans
 
critique littéraire, une certaine idée du classicisme fondée sur
l’austérité des anciens, sur la nation, sur la conscience d’une
apogée du Grand Siècle, bref, sur une idée nationale et scolaire »
(« Représenter les ‘classiques’ au théâtre ou la difficile
manducation des morts à la fin du XXème siècle, » Revue
d’Histoire Littéraire de la France , 107, 2 [2007], 390-91).
Toujours est-il que l’on ne peut plus s’en remettre aux programmes pour
déterminer ce qui constitue le canon officiel. A partir des années 1980,
en effet, le ministère de l’Education a commencé à laisser aux
enseignants le libre choix des œuvres. Etant donné qu’une nouvelle
commission veille en ce moment à la création de nouveaux programmes,
tout porte à croire que l’on assistera bientôt à la réintroduction des listes
d’auteurs (Correspondance personnelle avec A. Chervel, le 19 juillet
2007 et Martine Jey, le 27 juillet 2007).
4 Amour, pouvoir et transcendance chez Pierre Corneille (New York : P.
Lang,1986) 31.
5 La Culture littéraire au lycée depuis 1880 . (Rennes : Presses
Universitaires de Rennes, 1998) 77.
CORNEILLE DE-CANONISÉ 3
les programmes des classes de Troisième, de Seconde et de
Rhétorique, entre 1840 et 1925, Corneille se situe en troisième
place, car il a été étudié en particulier dans les classes de Seconde
et de Rhétorique. 6 Dans leur étude des programmes littéraires de
l’Agrégation depuis la Troisième République, A-M. Thiesse et H.
Mathieu démontrent que le dramaturge, incarnant les valeurs
idéologiques de l’époque, vient en deuxième rang quant à la
fréquence des auteurs cités. 7
Dans Le Cid , Horace et Cinna , par exemple, le héros accomplit
une mission salvatrice ; il apparaît avant tout comme un sauveur
d’une société en péril éprouvant le besoin de salut par le biais
d’une intervention providentielle. Rodrigue, Horace et Auguste
passent de l’angoisse de l’indécision à la joie de la certitude, et
l’on peut parler chez eux d’un bonheur d’ordre épistémologique, à
savoir « (la) certitude que la décision prise est conforme à l’idéal
que l’on poursuit. » 8 S’identifiant par rapport à un univers aux
valeurs sûres -- dans Le Cid , il s’agit du monde quasiment disparu
de la chevalerie médiévale -- , ces protagonistes s’acquittent de
leur devoir avec une rigueur morale exceptionnelle. Par ailleurs,
Corneille met en scène des variantes sur le défi du héros qui,
obligé de se tourner vers le combat, ne peut s’empêcher de relever
un défi particulier. La scène tragique symbolisant un lieu
sacrificiel par excellence, on s’aperçoit de la valeur idéologique du
sacrifice dans le théâtre cornélien. Le Cid , Horace et Polyeucte
illustrent, de la sorte, trois formes d’immolation : le père, la patrie
et Dieu. 9 Ayant la force de leurs convictions, les protagonistes les
 
6 M. Jey, La Littérature au lycée : Invention d’une discipline (1880-
1925) (Metz : Centre d’Etudes Linguistiques, 1998) 7.
7 « Déclin de l’âge classique et naissance des classiques. L’évolution des
programmes littéraires de l’agrégation depuis 1890, » Littératures 42
(1981) 99.
8 J-C. Tournand, Introduction à la vie littéraire du XVIIème siècle ,
(Paris : Bordas, 1970) 105.
9 J. Condamin, La Composition française au baccalauréat ; conseils,
plans synoptiques (Lyon : Vitte et Perussel, 1889) 323.
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