Turcat, Eric. La Rochefoucauld par quatre chemins. Les Maximes et leurs ambivalences. Tübingen: Narr Verlag, 2013. ISBN 978-3-8233-6803-8. Pp. 220.
L’ambition d’Eric Turcat dans cet ouvrage est de dépasser les querelles sur les Maximes de La Rochefoucauld en analysant l’œuvre sous quatre angles différents. 1. Approche rhétorique, centrée sur la figure de l’ironie (polycentrique, polyphonique, polysémique) et l’analyse des figures oppositionnelles (antithèse, antiphrase, antanaclase, chiasme). Turcat met en doute l’honnêteté de La Rochefoucauld en montrant comment une figure elliptique la rapproche ironiquement de l’habileté. 2. Approche psychologique psycho- vectorielle. Dans le cadre de l’étude de la communication non verbale, la méthode d’analyse psycho-vectorielle est élaborée dans les années 1970–80 par le psychologue américain Shirley (Mapping the Mind, Chicago, Nelson-Hall, 1983). Shirley distingue quatre émotions majeures : fierté, désir, affection, curiosité. A chacune correspond une variante anxieuse ou agressive. « Ces douze émotions de base peuvent alors se combiner [...] de telle sorte à former ce que [Shirley] appelle alors des psycho-vecteurs »(72). Turcat identifie les combinaisons possibles dans les Maximes et pose la honte comme pivot de l’amour-propre, plutôt que le mépris ou la fierté. 3. Approche anthropologique, centrée sur l’amour : E. Turcat établit un parallèle entre le « triangle culinaire » de Lévi-Strauss et une « cuisine du sentiment amoureux » où le discours « souvent sexiste » privilégierait un amour « libertin », entre « passion » et « amitié » (18). Les représentations triangulaires de John A. Lee et Robert Sternberg sont utilisées pour définir « le discours amoureux » de La Rochefoucauld. 4. Approche linguistique, centrée sur la fortune, à qui la modalisation des maximes donnerait une forme carrée.
L’ouvrage se veut une remise à plat audacieuse, basée sur un retour au texte analysé aux prismes de différentes disciplines. Les approches choisies sont originales, particulièrement l’approche psychologique. Turcat affirme l’importance d’un travail stylistique pour sortir des « querelles idéologiques », auxquelles il se dit étranger, et se livre lui-même à de nombreuses études de maximes—ce qui lui permet de dégager les motifs de l’ellipse, du triangle, du carré... La lecture augustinienne de La Rochefoucauld est tellement dominante qu’elle rend difficile une autre approche ; une recherche d’alternatives telle que celle d’E. Turcat est donc audacieuse et appréciable. Mais, d’un côté, la remise à plat l’amène à caricaturer les thèses augustiniennes pour en diminuer l’influence, les présentant comme des « préjugés », en faveur d’un « pessimisme gnomique » qui n’aurait existé en réalité « que pour ceux qui préféraient enfermer La Rochefoucauld dans un ordre classique » (19) ; d’un autre côté, Turcat favorise les hypothèses libertines ou épicuriennes, pour les mettre au même niveau que les premières. Il présente de façon expéditive les deux écoles, ce qui lui évite de procéder à une réfutation en règle de la première, pourtant la plus établie. Il la sous-estime et donne parfois l’impression qu’il la méconnaît, déplorant par exemple que le parti augustinien ait occulté l’humour de La Rochefoucauld... « Pourquoi [...] ce déni d’ironie ? En un mot : l’augustinisme. En effet, [...] même la critique, certes surtout française, des dix dernières années, de Lafond à Plazenet en passant par Sellier, reste fortement influencée par le travail de Sainte-Beuve, et donc par l’hégémonie culturelle du jansénisme au Grand Siècle. Saint Augustin ne rime apparemment pas avec boute-en-train » (12). C’est ignorer les travaux de J. Lafond (notamment), qui a analysé l’ironie et le trait d’esprit de La Rochefoucauld dans un chapitre entier de son ouvrage de référence (III, « L’ambigüité et la transparence » in : La Rochefoucauld, augustinisme et littérature, Paris, Klincksieck, 1986). Paradoxalement, Turcat prend lui-même au sérieux des affirmations évidemment ironiques de La Rochefoucauld. Il tombe dans le travers des travaux de Louis Hippeau (Essai sur la morale de La Rochefoucauld, Paris, Nizet, 1967): ce qui est « une pure constatation de fait » est interprété de façon discutable comme « une morale pragmatique du succès » (Lafond, op. cit., p. 99). Turcat expose longuement l’influence de Faret mais ne mentionne pas Castiglione ou Della Casa, écarte d’autres influences possibles, niant carrément celle de Port-Royal : La Rochefoucauld n’est plus que légèrement influencé par un amor sui augustinien « culturellement incontournable » (105). C’est prêter bien peu d’esprit au moraliste que de lui refuser la capacité à accueillir diverses influences à différents degrés... Et une duplicité peu commune que de lui supposer un double visage radical, de janséniste et d’épicurien, comme L. Hippeau en son temps. De plus, Turcat ne prend pas en compte l’évolution du texte à travers les éditions successives et s’en justifie légèrement, par une continuité lexicale essentiellement (105). En même temps, il convoque quelquefois des maximes supprimées en les mettant au même plan que les autres. Ce mélange entretient un certain flou que l’on retrouve dans l’ensemble de l’ouvrage. Ainsi, dans le deuxième chapitre, E. Turcat ne définit pas clairement s’il analyse le point de vue de La Rochefoucauld sur la psychologie humaine, ou s’il prend le texte comme un témoignage permettant l’analyse de la psychologie de l’auteur. Dans la troisième partie, le jargon spécifique à l’anthropologie culinaire qu’E. Turcat ré-utilise pour classer les maximes et définir leurs « ambivalences » rend la lecture fastidieuse.
En conclusion, E. Turcat tente courageusement de réhabiliter un point de vue libertin sur La Rochefoucauld, remis en cause depuis longtemps. Il ébranle les certitudes et, à elle seule, cette entreprise fait toute la valeur du livre. Malgré de bonnes idées, toutefois, il échoue dans son projet en raison d’une justification insuffisante qui contredit les travaux précédents sans les réfuter. La diversité des approches est intéressante, mais elle finit par être instrumentalisée pour servir à une démonstration forcée. E. Turcat évacue toute dimension spirituelle, théologique, philosophique de l’œuvre, au profit d’un travail de classement considérable mais qui donne à l’ensemble un air parfois scolaire, avec un certain excès dans l’utilisation des étiquettes classique / baroque. Néanmoins, on trouvera dans son ouvrage une source d’inspiration précieuse pour explorer le texte insaisissable de La Rochefoucauld à travers de nouveaux angles d’interprétation.
Marie-Alix de Richemont, Université Sorbonne Paris III