Georges Forestier, professeur de littérature française du XVIIe siècle à la Sorbonne, nous a quittés à l’aube du 18 avril 2024, après avoir combattu de toutes ses forces une maladie longue et extrêmement douloureuse. En dépit de cette souffrance, il a travaillé jusqu’aux derniers mois sur ce qui fut le centre de sa vie, du moins de sa vie académique : le théâtre français du XVIIe siècle.
On peut bien sûr rappeler ce que tout le monde sait : qu’il a radicalement transformé la compréhension du théâtre classique (Le Théâtre dans le théâtre, 1981 ; Passions tragiques et règles classiques, 2003) et celle de ses auteurs. Son approche génétique de Corneille (Corneille à l’œuvre, 1996) a profondément renouvelé l’analyse des tragédies et de la dramaturgie. Son édition du théâtre de Racine dans la Pléiade (1999) et la biographie érudite qui a suivi (2006) doublaient cette approche génétique d’un travail d’historien qui, par une documentation d’une rare densité, rectifiait nombre de malentendus. Enfin, l’édition Pléiade des œuvres complètes de Molière, codirigée avec Claude Bourqui, a remis à plat ce que l’on croyait savoir sur le comédien-auteur et son théâtre. Pour cette entreprise, la plus ambitieuse des trois, il s’était entouré de collègues et d’amis : Bénédicte Louvat, Anne Piéjus, Lise Michel, Alain Riffaud, Gabriel Conesa, Edric Caldicott, David Chataignier. Ce n’était que le début. Huit ans de travail et de réflexions sur les sources donnèrent lieu, en 2018, à une nouvelle biographie chez Gallimard, couronnée par le prix de l’Académie Française. En 2022, le 400e anniversaire de Molière renouvela l’actualité de ces travaux. La Comédie-Française transforma en un spectacle-événement l’hypothèse d’un Tartuffe originel en trois actes que Georges Forestier et Isabelle Grelet avaient reconstitué. Enfin, son dernier ouvrage, Molière, le mystère et le complot (2023), témoigne de ce souci fondamental qui traverse sa carrière, celui de traquer les mythes, les erreurs, les mensonges et les malentendus des études littéraires. Le cas Molière sert ainsi à Georges Forestier à interroger, plus fondamentalement, les processus par lesquels se forment les théories du complot. Il rejoint ainsi la réflexion de longue haleine qu'il menait depuis 2011 sur la vérité des textes, en s'intéressant notamment aux évangiles.
Ce serait pourtant manquer quelque chose d’essentiel, que de limiter le travail de Georges Forestier à ses publications. Bien loin d'être un érudit dans sa tour d’ivoire, il a suscité, comme peu d’autres, des vocations sur plusieurs générations. Il y avait l’enseignement, d’abord, tel que le relate cette ancienne étudiante : « Il est entré dans l’auditoire, avec ce manteau impossible, s’est débarrassé de son sac et de ses affaires, a sorti la Pléiade du sac et l’a balancée négligemment sur la table pour dire qu’on allait commencer par étudier Andromaque. On a travaillé la pièce comme je n’avais jamais travaillé du théâtre avant ça. Et je me suis dit : c’est ça que je veux faire, et c’est sur ce siècle que je veux travailler. »
Il y avait la recherche, ensuite, qu’il a transmise comme une véritable mission. On ne fait pas des études littéraires pour faire des courbettes de dandy, amuser les clubs de lecture et les soirées mondaines, ou perpétuer ce que l’institution littéraire a de plus mortifère. On fait de la recherche pour dire des choses fondées, solides et fortes, claires et marquantes, qui nourrissent et font avancer le champ. C’est ce qu’il a transmis à celles et ceux qui ont eu le privilège de travailler avec lui, des étudiant·e·s en première année de master qui découvrent la pratique de l’édition critique (Bibliothèque dramatique) aux projets menés avec ses collègues, en passant par ses nombreuses et nombreux doctorant·e·s. En quelque sorte, le théâtre Molière Sorbonne liait ces deux passions en réunissant étudiant·e·s et professionnel·le·s pour recréer tragédies et comédies de manière historiquement informée.
On cite Georges Forestier aux côtés d’Alain Viala et de Christian Biet. C’est le reflet d’une époque avec, aussi, ses biais de genre. Reste que, à l’instar de ses deux confrères, rares sont celles et ceux dont l’influence scientifique et humaine a été comparable. Georges Forestier laisse derrière lui une famille intellectuelle dans laquelle chacune et chacun perpétue, à sa manière, un héritage.
Car, au terme de cette nécrologie et de ses passages obligés, j’aimerais encore garder l’image de son immense générosité et de son humanité, qui ne s’encombraient pas de petitesse. Tout au long de sa carrière, il a accueilli, soutenu, encouragé, inspiré, avec ce sourire et cette franchise que la photo ci-dessus capte si bien. Loin de l’adulation et de la servilité, ce que Georges Forestier attendait des gens qui travaillaient avec lui, c’était qu’iels fassent de l’excellente recherche et dispensent un enseignement de qualité. Il croyait, en effet, que notre métier avait vraiment un sens. Puisse le futur ne pas lui donner tort.
Adieu, donc, Georges. Si nos œuvres nous suivent, alors peut-être es-tu en train de discuter, joyeux, avec Racine, Corneille et Molière, à qui tu as consacré (presque) toute ta vie.
Christophe Schuwey