« L'amitié demande un peu plus de mystère » Molière et ses amis
Bruxelles, 9-10 décembre 2022
Appel à contribution
La mort de Molière en 1673 loin d’entraîner son oubli a confirmé à la fois son importance comme acteur, directeur de troupe et écrivain et la solidité de sa production qui se taille la part du lion dans la programmation de la troupe de Guénégaud. Sans doute cette part se réduit-elle après la création de la Comédie-Française, mais néanmoins, si l’on compare le statut des trois
« grands classiques » dans la programmation de janvier 1682 à la clôture de Pâques : sur les 76 représentations, Molière est programmé à 22 reprises, contre 5 pour Racine et 4 pour Pierre Corneille.
C’est dans ce contexte que s’inscrit la parution de la première édition intégrale du théâtre de Molière : aux pièces déjà publiées, s’ajoute un nombre considérable d’inédits, confiés par Armande Béjart à Denis Thierry. Même si elle s’avère éloignée de nos conceptions philologiques, la volonté de donner l’intégralité des œuvres théâtrales dans leur texte le plus complet possible – « comme ces vers sont tous de lui, & que ce qu’il a fait doit être estimé, on s’est contenté de les marquer, sans vouloir en rien retrancher, afin de vous donner tous ses ouvrages dans leur entière perfection » – marque une date dans l’histoire de l’édition du théâtre et confirme, par là même, la « monumentalisation » de l’œuvre. Celle-ci est précédée d’une préface anonyme – on ne voit pas pourquoi elle serait plus le fait de La Grange que d’Armande Béjart, seule personne dont il est avéré qu’elle a eu part à cette édition – qui retrace rapidement les étapes de la carrière et inscrit l’auteur dans la tradition de la comédie dont il marquerait l’acmé. L’image qu’entend donner cette préface est certes celle d’un comédien et directeur d’acteur novateurs, mais surtout d’un écrivain ayant bénéficié d’une formation intellectuelle solide – identique à celle d’un Corneille, par exemple. Ce texte a servi de matrice à ceux de Charles Perrault, puis de Grimarest.
Dès 1733, Voltaire, se fondant sur certains éléments dont il avait pu encore vérifier la véracité auprès de contemporains, prit ses distances avec cette biographie trop belle pour être vraie. Il en épinglait le trait qui allait assurer son succès auprès de la postérité, celui d’être apparentée aux contes de fées qui triomphaient pour lors… : « Non seulement j’ai omis dans cette vie de Molière les contes populaires touchant Chapelle et ses amis ; mais je suis obligé de dire, que ces contes adoptés par Grimarest sont très faux ». Telle qu’elle vient d’être démontée par Martial Poirson, l’historiographie moliéresque jusqu’à la biographie de Georges Forestier qui fait aujourd’hui référence, est l’histoire d’un combat contre Grimarest. La seule voie sûre pour aborder l’homme qu’a été Molière est de se borner aux faits établis par les sources d’archives. Contrairement à certaines idées reçues, celles-ci sont extrêmement nombreuses, plus même sans doute que pour tout autre écrivain de cette période. Ainsi la méthode computationnelle et statistique suivie par le récent Atlas Molière a-t-elle démontré l’efficacité des stratégies du directeur de troupe. Suivant une tout autre approche, les travaux de Claude Bourqui ont montré, avec une précision jamais atteinte jusque-là, comment Molière a su s’emparer de sources antérieures, extrêmement diverses, et confirmer ainsi le jugement porté sur son œuvre par Chapelain qui soulignait, dès 1662, que son génie de dramaturge était avant tout d’imitation, plus que d’invention.
Derrière l’homme d’affaire, l’acteur et l’auteur de comédies, la personnalité intellectuelle de Molière a tendu à s’effacer. Au stade actuel d’une recherche qui a enfin dépouillé la figure de Molière de tous les oripeaux que l’historiographie lui avait prêtés, un autre Molière apparaît : mais ce Molière est un Molière évanescent et qui pourrait donner à penser qu’à l’encontre des contemporains qui ont salué son intelligence, Molière n’était finalement qu’un homme de théâtre détaché du contexte intellectuel contemporain. Le libertin Grimarest une fois banni, que reste-t-il des liens de Molière avec les courants de pensées présentés comme marginaux ? Rien ? C’est sans doute aller trop vite en besogne : les contacts avec Chapelle sont confirmés par les lettres de celui-ci, le sonnet que Molière adresse au sceptique La Mothe Le Vayer sur la mort de son fils se voit glosé en 1671 dans une scène forte montrant le père de Psyché vitupérant les dieux, leur cruauté et leur injustice. Sa proximité avec l’épicurien Alexandre Laisné est confirmée par la correspondance de Chapelain. Il appert qu’à ce stade de la recherche moliéresque, la collecte des faits avérés, si ponctuels soient-ils, doit être évaluée, afin de voir si ces éléments ne peuvent être assemblés en faisceaux et permettre par-là l’identification de réseaux.
Pour tenter de faire parler ces amitiés avérées – tantôt avec des personnalités presque insaisissables en raison de la parcimonie des sources, mais parfois a contrario illustres – il convient d’inverser l’approche qui a prévalu jusqu’ici. En ce centrant exclusivement sur la figure de Molière, et dès lors en réduisant le rôle de ses relations amicales à une fonction instrumentale, on ne peut que rejoindre le constat de Forestier : « Il faut donc se résigner à ne jamais percer cette nébuleuse des amis, des relations et des connaissances ». Ne pouvant néanmoins s’y résoudre, les organisateurs du présent colloque entendent, pour y parvenir, inverser l’approche et demander aux spécialistes des personnalités dont il est avéré que Molière les a fréquentées, de situer la place de Molière dans leur parcours et d’évaluer la nature des interactions personnelles, mais aussi et surtout intellectuelles, repérables dans leur vie comme dans leur production. En un mot, si l’on ne peut prouver que Molière a fréquenté Chapelle, en revanche on peut prouver que celui-ci a connu Molière et que des confluences, comme des divergences de pensées peuvent être identifiées dans leurs œuvres.
Ces affinités observées parmi une « constellation d’amis » (Forestier) recoupent autant les liens tissés au sein des cercles érudits, que les inclinations nées au confluent des réseaux de protecteurs et des liens familiaux. Les « amitiés » premièrement mobilisées par Madeleine Béjart, par exemple, doivent beaucoup à l’intimité partagée par Esprit de Rémond (Modène) avec Jean-Baptiste et Tristan L’Hermite, au sein du mécénat encouragé par Gaston d’Orléans, puis aux liens redéployés autour de Charles Dufresne, dans le sillage des commensaux de Gaston, des ducs de Guise et d’Épernon, et, enfin, de leurs descendants, Philippe d’Orléans et le duc de Candale. Les relations avec Dassoucy, Cosnac, Guilleragues et l’influence de Sarasin s’ancrent dans la géographie du prince de Conti dont Candale reçut la reddition à Bordeaux, avant de commander sous lui l’armée de Catalogne…
Aussi la conclusion de Forestier « peu d’amis et d’amantes de Molière » ne correspond- elle pas à ce qui ressort d’un tamisage pourtant drastique des données historiques. Il appert en effet que les amitiés de Molière ont été nombreuses, mais aussi souvent houleuses : Boileau, qui le soutient, avant de le débiner ; les tensions constantes avec Corneille avant leur rabibochage in extremis au temps de Tite et Bérénice et de Psyché, quand tous deux s’unissent contre Racine, un Racine qui, a contrario, passe du statut d’ami à celui d’ennemi à abattre… ; même renversement du tout au tout, avec Donneau de Visé, l’un de ses détracteurs les plus violents, avant de devenir son défenseur décidé…
Le sujet des amis de Molière comme de son sens de l’amitié – sujet qui n’a jamais été traité de manière centrale – entend porter sur l’homme et l’écrivain un éclairage « de biais » et largement interdisciplinaire, approche requise par la diversité des milieux sociaux et artistiques auxquels ont appartenu ses amis et amies. Cet appel se veut dès lors ouvert aux spécialistes de ses amis musiciens (Dassoucy, Lully, Charpentier…), acteurs (Madeleine Béjart, Baron…), écrivains (Boileau, Corneille, La Fontaine, Racine…), peintres (les frères Mignard), philosophes (La Mothe Le Vayer), voyageurs (Bernier, Laisné)…
Les propositions sont attendues pour le 1er juin (2022) prochain et sont à adresser à Manuel Couvreur (manuel.couvreur@ulb.be) et Fabrice Preyat (fabrice.preyat@ulb.be).