Rencontre annuelle de l'APFUCC au Congrès des sciences humaines 2021,
Université de l'Alberta, Edmonton, Canada.
ATELIER 14
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? [1]» Cédant à l’angoisse des derniers instants de sa vie charnelle, le Christ sur la Croix profère cet ultime cri en guise d’appel à l’aide pour apaiser sa passion. Cette apostrophe fixe l’expérience christique dans une démarche profondément humaine ; elle est l’expression brute des émotions qui se bousculaient à l’intérieur de l’homme dont le principal commandement était l’amour charitable : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. [2]» La Bible ainsi que les écrits du Moyen Âge pullulent d’émotions hautes en couleur. Pourtant, le mot « émotion » dans son sens moderne est méconnu au Moyen Âge. C’est dans les Chroniques de Georges Chastellain[3], en 1471, que le substantif esmotion a été employé pour la première fois dans son acception : « bouleversement, trouble moral ». Le verbe esmovoir, de l’ancien français, signifie « mettre en mouvement ou soulèvement populaire », alors qu’en moyen français esmouroir veut dire « ébranler dans son opinion ou sa résolution », puis esmover « mouvoir, remuer ». L’acception la plus couramment employée au Moyen Âge reste « mouvement, motion », ce qui sous-entend une action physique de déplacement. Le sens « soulèvement populaire », du latin exmovere, outrepasse les frontières du Moyen Âge. En 1512, il signifie toujours « troubles, mouvements d’une population lors d’une guerre [4]». Ce sens est également enregistré chez Madame de Sévigné qui dit : « On ne parle que de la guerre ; le roi a deux cent mille hommes sur pied ; toute l’Europe est en émotion [5]». Ainsi, les deux acceptions se côtoient jusqu’au XVIIe siècle lorsqu’un glissement de sens s’opère ; l’acception « mouvement/soulèvement » disparait pour laisser place à « trouble moral » qui persiste encore de nos jours. René Descartes décortique pour la première fois dans l’histoire de la pensée européenne la notion d’émotion dont il fait la typologie. Dans sa description des passions humaines[6], le philosophe circonscrit six catégories d’émotions : admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse.
Cette rapide esquisse de l’histoire du mot démontre qu’il s’agit d’une notion fort complexe non seulement d’un point de vue linguistique, mais surtout en tant que phénomène culturel. Pourtant, les émotions n’ont pas toujours été prises au "sérieux". En effet, la réactivité du sujet émotif a longtemps nourri la dichotomie qui oppose la rationalité à l’émotivité. Les émotions sont ainsi discréditées et reléguées à une sphère intime et personnelle de moindre importance. Or, les émotions sont parties prenantes d’une culture, d’une vision du monde entourant un sujet qui se dit à travers ou grâce à ses émotions. Les recherches en psychologie ont démontré que les émotions sont en fait très rationnelles, parce qu’elles sont la réponse corporelle face aux ressentis et aux vécus[7]. Plusieurs études récentes consacrées aux émotions en histoire[8], en neuropsychologie[9] et en philosophie[10] — pour n’en nommer que celles-ci — ont éclairé leur importance en tant qu’objet d’étude à part entière, car elles sont « au cœur du lien social et symbolique[11] ». Dans cet élan, un numéro de revue[12] et un ouvrage collectif[13] ont étudié les différentes facettes de cette notion dans les corpus littéraires des XIXe, XXe et XXIe siècles. Cet atelier s’inscrit dans le sillage de ces recherches en proposant de centrer la réflexion sur les émotions dans les textes littéraires du Moyen Âge à la Révolution française afin d’examiner leurs modalités à une époque où le sens moderne du mot « émotion » est en train de se cristalliser.
Le champ des émotions est vaste ; elles peuvent être motivées par une source extérieure qui bouleverse le sujet et rompt sa tranquillité. Elles peuvent aussi être influencées par les niveaux de la sensibilité, des passions liées au sujet lui-même et à son monde intérieur. Pensons aux émotions provoquées par l’art et l’esthétique. Afin d’alimenter la réflexion, sans la limiter, voici quelques questionnements : comment les émotions sont-elles représentées et, surtout, comment sont-elles reçues dans la littérature française sous l’Ancien Régime ? Sont-elles acceptées, refusées, niées, rejetées, légitimées ou refoulées ? Est-ce que les textes littéraires de cette époque laissent transparaitre que les émotions sont propres aux sociétés, aux époques, aux milieux culturels et aux processus cognitifs qui les génèrent ?
Pistes et axes de recherche (non exhaustifs)
Émotions et corps : épanouissement, exaltation, détresse ou maladie ?
Émotions et raisons : rationalité/émotivité
Émotions et culture : ancrage anthropologique et approche culturelle
Émotions entre sacré et profane
Les codes des émotions
Émotions répétitives et obsessionnelles
Émotions et mémoire collective
Émotions et genres (féminin/masculin)
Émotions et altérité
Émotions et créativité
Émotions et formes/genres littéraires
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Responsable de l’atelier :
Loula Abd-elrazak, loula.abdelrazak@gmail.com
La publication d’un numéro de revue est prévue pour diffuser les articles issus des meilleures communications.
Les propositions (250-300 mots) sont à envoyer au plus tard le 15 décembre 2020 à la responsable de l’atelier.
Les personnes ayant soumis une proposition de communication recevront un message de la responsable de l’atelier avant le 15 janvier 2021 les informant de sa décision. L’adhésion à l’APFUCC est requise pour participer à cet atelier. Il est également d’usage de régler les frais de participation au Congrès des Sciences humaines ainsi que les frais de conférence de l’APFUCC. Ils doivent être réglés avant le 31 mars 2021 pour bénéficier des tarifs préférentiels. La date limite pour régler les frais de conférence et l’adhésion est le 9 avril 2021. Passé cette date, le titre de votre communication sera retiré du programme de l’APFUCC. Vous ne pouvez soumettre qu’une seule proposition de communication pour le colloque de 2021. Toutes les communications doivent être présentées en français (la langue officielle de l’APFUCC).
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Bibliographie indicative
Boehm, Isabelle, Jean-François Ferrary et Sylvie Franchet d’Espèrey (dir.). L’Homme et ses passions. Actes du XVIIe Congrès international de l’Association Guillaume Budé organisé à Lyon du 26 au 29 août 2013, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
Bouju, Emmanuel et Alexandre Gefen (dir.). L’Émotion, puissance de la littérature ? Pessac, PU de Bordeaux, 2013.
Bouquet, Damien et Piroska Nagy. Sensible au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2015.
Claudon, Philippe et Margot Weber. « L’émotion. Contribution à l’étude psychodynamique du développement de la pensée de l’enfant sans langage en interaction », dans Devenir, 2009/1, vol. 21, p. 61 à 99.
Corbin, Alain, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.). Histoire des émotions. De l’Antiquité aux Lumières, tome 1, Paris, Seuil, 2016.
———. Histoire des émotions. Des Lumières à la fin du XIXe siècle, tome 2, Paris, Seuil, 2016.
Damásio, António. L’Erreur de Descartes, La Raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995.
Descartes, René. Les Passions de l’âme, Paris, Henry Le Gras, 1649.
Gefen, Alexandre. « Théories des émotions dans l’histoire de la critique littéraire, XIXe-XXe siècles », dans Actes du colloque « Histoire intellectuelle des émotions, de l’Antiquité à nos jours », Columbia University, Reid Hall, 23-25 mai 2013.
Jean Lemaire de Belges. Illustrations de Gaule et Singularitez de Troyes, éd. par Auguste Jean Stecher, Bruxelles, Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, 1882, livre II, p. 107.
Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et ses amis, éd. par Charles Nodier, Paris, Lavigne & Chamerot, vol. 1, 1838.
Nussbaum, Martha. C. Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
Œuvres de Georges Chastellain, éd. par Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, Heussner, t. 4, 1863-1866.
Plantin, Christian. Les Bonnes raisons des émotions : Principes et méthode pour l’étude du discours "émotionné", Internationaler Verlag Der Wissenschaften, Peter Lang AG, 2011.
[1] Mc 15, 34 ; Mt 27, 46.
[2] Jn 13, 34.
[3] Œuvres de Georges Chastellain, éd. par Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, Heussner, 1863-1866, t. 4, p. 224.
[4] « Certain temps pendant lemotion de la guerre Troyenne […] », Jean Lemaire de Belges, Illustrations de Gaule et Singularitez de Troyes, éd. par Auguste Jean Stecher, Bruxelles, Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, 1882, livre II, p. 107.
[5] Lettres de Madame de Sevigne de sa famille et ses amis, éd. par Charles Nodier, Paris, Lavigne & Chamerot, 1838, vol. 1, p. 207.
[6] René Descartes, Les Passions de l’âme, Paris, Henry Le Gras, 1649.
[7] Philippe Claudon et Margot Weber, « L’émotion. Contribution à l’étude psychodynamique du développement de la pensée de l’enfant sans langage en interaction », dans Devenir, 2009/1, vol. 21, p. 61 à 99.
[8] Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions. De l’Antiquité aux Lumières, tome 1, Paris, Seuil, 2016. Cf. Histoire des émotions. Des Lumières à la fin du XIXe siècle, tome 2, Paris, Seuil, 2016.
[9] António Damásio, l’Erreur de Descartes, La Raison des émotions, Paris, Odile Jacob, 1995.
[10] Martha. C. Nussbaum, Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
[11] Damien Bouquet et Piroska Nagy, Sensible au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2015, p. 11.
[12] Emmanuel Bouju et Alexandre Gefen (dir.), L’Émotion, puissance de la littérature ? Pessac, PU de Bordeaux, 2013.
[13] Isabelle Boehm, Jean-François Ferrary et Sylvie Franchet d’Espèrey (dir.), L’Homme et ses passions. Actes du XVIIe Congrès international de l’Association Guillaume Budé organisé à Lyon du 26 au 29 août 2013, Paris, Les Belles Lettres, 2016.