Université de Nantes - 3-4 décembre 2021
« Les expériences de l’enfermement disent les bienfaits de la liberté »
Michelle Perrot[1]
Déconcertés, voire sidérés, par la récente expérience de confinement liée à l’épidémie de Covid-19 – laquelle nous a brusquement privés de liberté de mouvement en nous reléguant dans des espaces circonscrits pendant plus de deux mois –, nous avons tous été contraints de nous isoler du monde extérieur, de fuir l’espace public et faire ainsi corps, sans véritable consentement parfois, avec un espace privé tapissé de miroirs nous renvoyant l’image de nos limites, de nos craintes et de nos frustrations.
Si d’aucuns, tels que Jean-Pierre Demoule, pensent que l’histoire d’Homo Sapiens – lequel a progressivement renoncé au nomadisme en faisant le choix de développer une agriculture sédentaire – n’a cessé de suivre une courbe menant vers un confinement toujours plus marqué[2], force est d’admettre que la réclusion, plus ou moins stricte, est une expérience à laquelle bon nombre de femmes ont été confrontées pendant des siècles. Expérience en quelque sorte normalisée, intériorisée par de larges pans de la population féminine, mais non moins brutale pour autant, et qui se poursuit aujourd’hui encore dans bien des pays, comme le soulignait récemment, entre autres, Leïla Slimani dans un article paru dans Le Monde[3].
Les circonstances exceptionnelles de cette crise sanitaire ont notamment rappelé avec acuité, si besoin en était, le rôle multiple que les femmes sont tenues d’endosser, à la fois au sein de la cellule familiale et sur le plan social, en leur désormais fréquente qualité de femmes « actives » pleinement investies dans leur travail. Sous d’autres aspects, cette période insolite d’enfermement, propice à une mise en sourdine d’injonctions inhérentes à nos modes de vie actuels (le paraître, la performance, le consumérisme à l’excès…), a engendré chez chacun, et partant chez la femme, un recentrement sur soi. Recluse, du fait de l’empêchement physique des contacts sociaux, dans le cercle étroit de la sphère privée, voire condamnée, dans l’isolement du veuvage ou du célibat, à sa seule compagnie, la femme, dans son individualité, s’est trouvée confrontée à un nouveau rapport à la solitude, au temps, à la mort. De ce retrait du monde n’ont toutefois pas découlé que des effets inféconds. À la restriction d’espace de liberté et de mouvement pour le corps répond, souvent, l’évasion par l’esprit. Aussi le confinement a-t-il favorisé chez certaines d’entre elles l’exploration de leur intériorité, l’écoute de leurs désirs profonds ou encore l’éveil de leur créativité.
Ainsi les bouleversements radicaux – dont le plus spectaculaire, le confinement – induits par cet événement planétaire de 2020 sont-ils venus rappeler à notre conscience que l’enfermement, fût-ce sous la forme relativement confortable d’une assignation à résidence, peut générer angoisse, souffrance, sentiment d’oppression ou pur ennui mais aussi, à l’opposé, stimuler méditation et spiritualité, reconduire à des vérités intimes essentielles, libérer des forces vitales insoupçonnées et parfois même réaffirmer une dignité humaine.
Voilà qui invite à se pencher sur tant d’autres situations d’enfermement, au propre comme au figuré, que les femmes ont pu connaître au fil des siècles, en questionnant la façon dont la littérature et les arts se sont attachés à les représenter. Du Moyen Âge à nos jours, les femmes, réduites au rang d’êtres inférieurs dans des sociétés régies par le pouvoir masculin, ont enduré toutes sortes de claustration, parfois choisie, souvent subie : aristocrates vouées ou contraintes à la vie monacale, « sorcières » jetées au cachot sous l’Inquisition, orphelines éduquées dans des instituts au régime sévère, révolutionnaires emprisonnées, poétesses recluses ou écrivaines internées en hôpital psychiatrique, femmes du peuple parquées dans l’ignorance, bourgeoises cantonnées à leur rôle de « femme d’intérieur » ou femmes modernes engoncées dans des stéréotypes aliénants, la condition féminine laisse entrevoir, sous divers visages, une suite ininterrompue d’exclusion du monde, de ségrégation et de forte restriction des libertés.
À l’heure où non seulement la parité à laquelle on serait en droit de s’attendre dans nos civilisations avancées n’est pas atteinte mais où de nouvelles régressions menaçant le statut des femmes dans le monde s’accompagnent d’autres formes d’enfermement, sans doute ne faut-il pas s’étonner que maint.e.s poètes.sses, romancier.e.s, nouvellistes et artistes interrogent avec force de nos jours, dans le sillage de bien des créateurs d’antan, le sens de cette réclusion au féminin.
Ce colloque international se propose dès lors d’explorer toutes sortes d’écrits et d’œuvres plastiques – romans, nouvelles, autobiographies, journaux intimes, lettres, poèmes, tableaux... – produits par ou centrés sur des femmes issues d’horizons géographiques, chronologiques et culturels différents et qui relateraient ou représenteraient des expériences d’enfermement déclinées sous différentes formes : isolement monastique, carcéral, hospitalier, asilaire, domestique, psychique ou même vestimentaire[4]. L’analyse visera à mettre en lumière et à questionner, entre autres, les aspects suivants :
* comment est exprimé ce vécu singulier et – dans une démarche contrastive – quels sont les éléments qui rejaillissent avec le plus de fréquence ;
* comment est dépeint et ressenti l’espace sans horizon auquel sont condamnées avec plus ou moins de fermeté ces femmes, dont les degrés de consentement et de soumission fluctuent ;
* quelles sont les relations tissées avec le « dehors » et quel niveau de porosité caractérise les échanges entre intérieur et extérieur ;
* en quoi l’épreuve de l’enfermement, de prime abord privative, vexatoire et étouffante, peut-elle se muer, paradoxalement, en expérience émancipatrice, en cheminement initiatique ou en catalyseur d’énergie créatrice.
S’inscrivant dans la perspective interculturelle du CRINI, les œuvres étudiées pourront relever des domaines anglo-saxon, germanique, ibérique, italien, latino-américain ou russe, voire, dans une optique comparatiste, français.
Les communications, d’une durée maximale de 30 minutes, se dérouleront de préférence en français. Pour toute communication dans une autre langue, le texte devra être soumis aux organisateurs un mois avant la conférence pour traduction. Les articles retenus feront ultérieurement l’objet d’une publication.
Les propositions de communication d’environ 400 mots, rédigées en français et accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, sont à envoyer avant le 15 janvier 2021 aux trois adresses suivantes :
carine.cardini@univ-nantes.fr ; iris.chionne@univ-nantes.fr ; georges.letissier@univ-nantes.fr
Organisation du colloque :
Karine Cardini, Maître de conférences en études italiennes
Iris Chionne, Maître de conférences en études italiennes
Georges Letissier, Professeur de littérature britannique
Centre de Recherche sur les Identités, les Nations et l’Interculturalité EA 1162
Comité scientifique :
Agnès Blandeau (Université de Nantes, CRINI, Littérature anglaise du Moyen Âge)
Karine Cardini (Université de Nantes, CRINI, Littérature et art italiens xixe -xxie s.)
Iris Chionne (Université de Nantes, CRINI, Poésie italienne contemporaine)
Sabina Ciminari (Université Paul-Valéry-Montpellier 3, LLACS-ReSO, Littérature italienne du xxe s., Études de genre)
Anne-Florence Gillard-Estrada (Université de Rouen, ERIAC, Littérature et art en Grande-Bretagne xixe s.)
Georges Letissier (Université de Nantes, CRINI, Littérature britannique xixe -xxie s.)
[1] Michelle Perrot, préface à Isabelle Heullant-Donat et al. (dir.), Enfermements III. Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (XIIIe-XXe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2017, p. 11.
[2] « [...] l’histoire de l’humanité pourrait être, malgré les apparences de la mondialisation, celle de son confinement progressif, depuis le nomadisme des débuts paléolithiques jusqu’aux concentrations urbaines actuelles, où l’on ne sort de “chez soi” que pour se confiner dans une voiture individuelle ou un transport en commun, puis dans le bureau ou l’open space qui permet de gagner son pain à la sueur (virtuelle) de son front. » (Jean-Pierre Demoule, Pré-histoires du confinement, Paris, Gallimard, Tracts de Crise n° 35, avril 2020, p. 2).
[3] « Les femmes sont “au foyer”, elles doivent être “là” pour leurs enfants. Elles sont un point d’ancrage, un repère immobile tandis que l’homme, lui, est toujours attiré par le dehors. Les affaires du monde l’appellent. L’homme fait de la politique, il fait la guerre, il fait tourner le monde.
L’espace public a longtemps été, et il l’est encore dans de nombreux pays, profondément hostile à la présence des femmes. Car si elles sont entre quatre murs, c’est aussi parce qu’on se méfie d’elles. À l’intérieur, la femme vit sous surveillance. […] Entre ces quatre murs, la vie des femmes est invisible, éternelle répétition de tâches quotidiennes qu’on ne voit même plus. Nourrir, soigner, laver des vêtements, bercer un enfant. Enfermée dans un lieu, la femme l’est aussi dans le silence puisque sa parole n’est pas vouée à être entendue. » (Leïla Slimani, « L’expérience du confinement, de l’enfermement, de l’immobilité fait partie de l’histoire des femmes », Le Monde, 29 mars 2020).
[4] Le vêtement peut en effet signifier un confinement à l’intérieur de soi-même (cf. Jean-Pierre Demoule, op. cit., p. 4).