Journée d'études organisée par les équipes
CÉRÉDI (Université de Rouen Normandie)
et LASLAR (Université de Caen Normandie)
Rouen, 15 janvier 2021
Le règne de Louis XIV, on le sait, marque l’émergence d’une économie fondée sur le commerce et l’industrie. Le soutien de l’État à une politique de modernisation du système de production et d’échanges tend à favoriser l’enrichissement d’une bourgeoisie marchande, et déstabilise l’ordre de la société d’Ancien Régime, fondé autrefois sur les possessions féodales et les richesses qu’elles produisaient. Les productions littéraires de la fin du siècle se font la chambre d’écho de cette métamorphose sociale et de l’inquiétude qu’elle fait naître : si Molière l’exorcise par le rire avec un monsieur Jourdain qui, au lieu de devenir gentilhomme, finit Mamamouchi, les moralistes la pointent du doigt. La Bruyère dénonce ainsi les fortunes trop vite gagnées, la diffusion des produits de luxe, l’ascension sociale de goujats parvenus, et les spéculations financières des maltôtiers.
Les historiens ont de longue date étudié la métamorphose socio-économique qu’entraînent les manufactures ou les nouvelles compagnies maritimes ; l’étude de son influence sur la création artistique reste cependant encore lacunaire. Cet essor industriel resterait-il sans effet sur les arts et la culture ? Le monde intellectuel aurait-il échappé à ce processus de marchandisation qui paraît toucher tant d’aspects de l’existence ? La fascination de Perrault pour les tirages de la Bibliothèque bleue atteste par exemple que les écrivains consacrés pouvaient aussi rêver de succès commercial. Le « Catalogue des ouvrages composés, par Madame de Villedieu » qui clôt la sixième partie du Journal amoureux (1671) témoigne tant de la volonté d’une autrice de contrôler une production qui lui échappe que de l’exploitation commerciale d’un nom d’auteur par les professionnels du livre, à l’appât du gain. L’entreprise éditoriale du Mercure galant et de son éditeur Donneau de Visé, étudiée par Christophe Schuwey, montre à quel point la production littéraire de la fin du siècle est soumise aux impératifs de rapidité et de réactivité du marché.
C’est la naissance de cette proto-industrie culturelle que nous souhaitons envisager dans cette journée, non selon un angle quantitatif ou éditorial, mais plutôt dans ses conséquences sur la poétique même des œuvres. Il nous semble en effet que les pratiques de la production littéraire du Grand Siècle, toutes dimensions gardées, présentent des parallèles notables avec les principes de l’industrie culturelle actuelle. On remarque par exemple la permanence de schémas structurels dans les œuvres (les trois actes, l’élément déclencheur, les péripéties), ainsi que la recherche des mêmes effets chez le spectateur / lecteur (identification, suspense, surprise, etc.). Ces schémas, destinés à concourir à la satisfaction d’un public composite, ont partie liée avec des problématiques commerciales. En effet, ils ont pour vocation principale de répondre aux horizons d’attente des spectateurs de l’époque, faisant ainsi office d’« ingrédients » ou de « ficelles » incontournables, qui s’inscrivent pleinement dans une industrie culturelle reposant sur la consommation du plus grand nombre. Néanmoins, si les deux époques utilisent des « recettes » similaires pour plaire à un public hétérogène, des différences terminologiques sont notables. Par exemple, « l’agréable suspension », longuement développée par l’abbé d’Aubignac dans sa Poétique, est au cœur des manuels d’écriture scénaristique, sous d’autres dénominations (question dramatique, inserts, préparation/paiement). Or les différences terminologiques ont pu constituer un obstacle sinon une résistance à l’utilisation, dans le champ de la recherche, d’une grille de lecture plus moderne, qui emprunte aux grilles d’analyse traditionnellement utilisées dans les genres considérés comme « populaires ». La transposition et l’explicitation de ce vocabulaire permettront ainsi de montrer que certains termes se recoupent, et motiveront alors la mise en parallèle des pratiques du Grand Siècle et des principes de l’industrie artistique actuelle.
Ce rapprochement de deux époques que séparent trois siècles, sans invalider des recherches antérieures, permettra, espérons-nous, de réévaluer les œuvres à l’aune d’une évolution culturelle, sociale et économique dont l’influence sur l’activité créatrice ne fait pas de doute. Nous étudierons par exemple les similitudes entre les circuits de production et de diffusion d’œuvres littéraires, musicales et cinématographiques d’une part, et de l’autre les techniques de création et de circulation d’ouvrages littéraires à l’art classique.
Axes d’étude et perspectives
Les communications de la journée s’attacheront à montrer cette continuité d’une recherche du mainstream entre deux époques, qu’elle concerne les modes de composition, les poncifs convoqués ou encore les dispositifs matériels adoptés. Elles pourront s’inscrire dans plusieurs axes, non exclusifs :
la permanence des intrigues ou des structures compositionnelles :
l’usage de principes de composition dramaturgiques ou narratifs : de l’« agréable suspension » au « cliff-hanger »
la permanence d’archétypes de personnages
le recours à des trames ou des situations prototypiques
l’inconditionnel « débat moral »
l’usage d’« effets spéciaux »
la composition (pré-)industrielle d’œuvres à succès
la permanence des modes de consommation :
le goût pour les formes familières
la recherche des émotions fortes
l’horizon d’attente du public en fonction des genres
la quête d’un divertissement immédiat
la matérialité des œuvres et leur contexte de publication :
les dispositifs publicitaires (affiches, journaux, etc.)
la recherche du succès (de librairie, de guichet, …)
la production d’œuvres dérivées ou de
…
La permanence de ces stéréotypes ne s’explique pas seulement, selon nous, par des caractéristiques anthropologiques atemporels, mais aussi par les conditions socio-économiques similaires qui ont présidé à leur émergence.
L’exploitation, encore rudimentaire, de techniques que la massification culturelle va amplifier et systématiser, ne tend en rien à discréditer les œuvres du Grand Siècle : bien au contraire, une meilleure prise en compte des conditions économiques de leur éclosion et des modes de création et de diffusion qui en découlent devrait permettre de les réévaluer et de remettre en cause la démarcation, souvent artificielle, entre une culture d’élite, conçue comme fondée sur l’expression singulière de la vision d’un auteur, et une culture jugée inférieure, stéréotypée et répétitive. En effet, la littérature classique nous donne à bien des égards l’exemple d’un art qui conjoint de hautes ambitions intellectuelles, et le souci de plaire et toucher un public aussi large que possible. Ces destinataires multiples et variés du Grand Siècle nous invitent à relire les œuvres classiques sous un angle novateur. Une telle approche devrait permettre de renouveler l’étude de la « culture populaire » des siècles classiques, que les dernières décennies avaient un peu délaissée.
La journée sera ouverte par une conférence prononcée par Christophe Schuwey (Yale), dont les importants travaux sur le marketing dans la littérature classique apportent un éclairage précieux sur les problématiques que nous souhaitons aborder.
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Les propositions de communication sont à envoyer avant le 15 septembre 2020 conjointement aux trois organisateurs de la journée. Il y sera répondu avant le 15 octobre.
Anna Fouqué-Legros : anna.legros[at]ac-rouen.fr
Tony Gheeraert : tony.gheeraert[at]univ-rouen.fr
Miriam Speyer : miriam.speyer[at]unicaen.fr
http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/main/?appel-a-communications-350.html