Appel à contributions : "Jardiner/Gardening" (Intermédialités, n° 36)

Revue Intermédialités. Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques

« Jardiner / Gardening », n o 36 (automne 2020)

(Online Version – PDF en ligne)

Sous la direction de : Denis Ribouillault (Université de Montréal)

Si des perspectives intermédiales se sont développées ces vingt dernières années pour aborder la littérature, le théâtre, le cinéma, la danse ou même la tapisserie, le jardin n’a pas encore fait l’objet d’approches qui se revendiqueraient explicitement de ce nouveau courant interdisciplinaire. Pourtant, une large part de l’historiographie et de la théorie des jardins repose sur la relation entre les arts. Le jardin constitue, en ce sens, un formidable laboratoire pour penser et repenser l’intermédialité.

Au sein de la théorie de l’art occidentale, la dimension évidemment intermédiatique du jardin n’a cependant pas contribué à sa valorisation et son statut esthétique a été largement marginalisé. Bien que reléguée à ses marges, l’histoire des jardins s’est néanmoins inscrite dans le sillage de l’histoire et de la théorie de l’art en adoptant pendant longtemps une approche largement cantonnée à la forme et au style et en distinguant certaines phases de son développement en fonction de leur rapport propre à un médium particulier. Selon cette vision, l’architecture qui organise le jardin de la Renaissance cède le pas aux agencements de la statuaire et des fontaines dans les jardins maniéristes et baroques pour aboutir à la conception proprement picturale des jardins paysagers. Les mérites respectifs de l’un ou de l’autre modèle vont continuer d’animer les débats sur le jardin jusqu’au 19e siècle au moins. Ce paragone entre les arts, largement basé sur leur capacité d’imitation (mimèsis) que le jardin lui-même se verrait refuser, se vit du reste rapidement récupéré par les idéologies nationalistes et déboucha sur une classification par « écoles » — le jardin architectonique « italien », le jardin formel « à la française », le jardin paysager « à l’anglaise » — qui, bien qu’encore largement diffusée aujourd’hui, n’offre qu’une vision assez biaisée et fort partielle du développement de l’art des jardins en Europe. 

Depuis la Renaissance, la reconnaissance sociale du concepteur de jardin repose elle aussi fortement sur la capacité de ce dernier à faire siens les préceptes d’arts reconnus comme l’architecture, la peinture, la poésie ou encore les mathématiques et la perspective. De nos jours, on reconnaît volontiers à l’histoire des jardins un manque de réflexivité, une incapacité à développer une théorie propre aux jardins (Elkins, 1993). Cette attitude, qu’il faudrait interroger, reflète sans doute un manque de mobilisation générale sur les jardins dans les sciences humaines et une marginalisation institutionnelle, qu’il conviendrait avec une certaine urgence de corriger. Si l’histoire et la théorie des jardins apparaissent apparemment mal définies, n’est-ce pas en partie à cause de sa longue subordination à des savoirs disciplinaires envisagés trop étroitement et trop souvent mis en compétition par les institutions ? N’est-ce pas peut-être parce que l’on a trop longtemps annexé l’art du jardin aux autres arts et oublié sa spécificité propre, notamment qu’il est constitué de « vies », de vivant, par une « société de plantes » « gouvernée » par le jardinier, comme l’a récemment laissé entendre le philosophe G. R. F. Ferrari (2010) ? À cet égard, l’intermédialité pourrait s’avérer fort utile, dès lors qu’elle serait « le produit d’un réflexe de survie des institutions universitaires qui ne peuvent plus bâtir leur légitimité scientifique sur un partage disciplinaire strict du savoir », comme le rappelle Jürgen E. Müller (2006).

Dans les dernières décennies, l’histoire culturelle des jardins s’est enrichie d’approches sociales et politiques, voire anthropologiques, qui prennent en compte son rapport au territoire, à l’environnement, aux lieux (le jardin comme hétérotopie, selon l’idée de Foucault), au cosmos même. Elles mettent désormais de l’avant l’analyse du jardin comme espace plurimédiatique marqué par des pratiques et des performances, celle de la danse, du théâtre, de la poésie, de la musique ou encore des jeux ou de l’observation scientifique. À partir du double héritage de la philosophie marxiste et de la phénoménologie, les questions concernant la place du spectateur, la question du mouvement, de la perception et de la réception du jardin mobilisent les chercheurs, qui ne conçoivent plus l’espace du jardin comme un espace figé mais, au contraire, comme un espace vécu et dynamique.

Philosophes, anthropologues, géographes et créateurs de paysages et de jardins ont développé depuis quelques décennies des approches que l’on peut clairement qualifier d’intermédiales. Le philosophe Massimo Venturi Ferriolo (2006), insiste sur la nécessité non plus d’étudier le paysage comme objet, mais plutôt la « relation paysagère ». Celle-ci désigne, d’une part, la relation entre les objets et les médias qui composent le paysage et le jardin : « un paysage est une image univoque aux multiples éléments; une image avec sa spécificité, avec son caractère particulier. Une image déterminée par la “relation paysagère” formée par la place que chaque objet y tient en rapport avec les autres éléments »; ou encore : « Chaque jardin est au centre d’un ensemble de relations : il n’imite ni ne copie la réalité, mais expose un monde et sa vision. » D’autre part, la « relation paysagère » s’intéresse à la relation tissée entre les hommes et leur environnement, laquelle est au fondement de l’ontologie double et paradoxale du paysage, entre sujet et objet, à la fois représentation constituée des données transmises par les sens, la mémoire et la culture et somme de ses réalités matérielles.

L’ontologie relationnelle qui marque aujourd’hui les études sur le paysage trouve une résonance forte dans les textes de penseurs influents travaillant sur et dans les jardins. Ainsi, les historiens des jardins Monique Mosser et Hervé Brunon (2007) ont développé l’idée du jardin comme « mésocosme » (lieu intermédiaire entre le macrocosme et le microcosme), laquelle trouve sa contrepartie dans la notion de « jardin planétaire » proposée par le paysagiste Gilles Clément (1999). Dans les deux cas, le jardin est compris comme ce morceau de sol où s’inscrit « la relation des hommes à la totalité de l’univers », où « se matérialise le contact de l’intelligible et du sensible », où s’opère « une fusion du sujet et de l’objet ». Dans les deux cas, c’est la renégociation du rapport de l’homme occidental à la nature, la remise en cause des concepts séparés de nature et de culture qui sont en jeu, à l’ère de l’anthropocène. Cette séparation, qu’a bien étudiée Philippe Descola dans Par-delà nature et culture (2005), se serait exprimée dans la culture occidentale par la mise à distance entre l’homme et le paysage (grâce notamment à l’invention de la perspective) ou encore le triomphe de l’homme sur la nature au sein du jardin.

L’intermédialité appliquée au jardin pourrait tenter de prendre en charge l’histoire de telles constructions et notamment de la distanciation / objectivation qui se sont progressivement et diversement instaurées entre l’homme et son milieu. Cette histoire, d’ailleurs, n’a pas toujours été conflictuelle. Hervé Brunon (2015) l’a récemment rappelé en proposant une « archéologie de la relation jardinière » qui aurait pour objectif de repérer et d’étudier les épisodes d’« amitiés respectueuses » tissées entre l’homme et les plantes, les rochers, le ciel et la terre. Les lettres de Pétrarque sur sa retraite du Vaucluse ou les récits d’Henry David Thoreau sur l’expérience d’autarcie qu’il avait tentée dans les bois de la Nouvelle-Angleterre nous rappellent qu’elles ont été et sont toujours possibles. Le jardin signalerait ainsi ce lieu de bienveillance réciproque entre l’homme et la nature commun aux grands mythes jardiniers (Éden, Arcadie, Hespérides, etc.) mais qu’Aristote déjà avait voulu écarter : « il ne peut y avoir d’amitié envers les objets inanimés, ni de rapport de justice, et il n’y en a pas non plus envers un cheval ou un bœuf, ni envers un esclave en tant qu’esclave » (L’Éthique à Nicomaque, Livre VIII).

Les civilisations non occidentales offrent des modèles relationnels profondément différents à l’égard des non-humains. Il est d’ailleurs symptomatique que ce soit au contact des cultures non-occidentales que se nourrissent les chercheurs occidentaux attentifs aux « modes d’identification » de l’homme à la nature ou aux représentations / constructions qui en sont les fruits. Dans son article, Hervé Brunon consacre ainsi un long paragraphe à la Chine ancienne, où l’humain et son lieu (notamment le jardin) apparaissent indissociables. Philippe Descola a bâti son œuvre à partir de sa rencontre avec les Indiens Achuar d’Amazonie et, à leur contact, a été à même de repenser le paysage à partir de l’idée de « transfiguration » in visu ou in situ. De même, les concepts de médiance ou la réactivation de la « mésologie » par Augustin Berque (1990; 2016) trouvent leur origine dans sa formation d’orientaliste. Par exemple, à l’époque Heian au Japon (794-1185), « dresser les pierres » signifiait « faire un jardin ». Il ne s’agit pas seulement pour celui qui aménage le jardin de disposer harmonieusement des pierres choisies. La pierre elle-même est douée d’intentionnalité. La pierre « veut » devenir œuvre. Le lieu de l’œuvre (le jardin) est ainsi un lieu « à l’œuvre », un lieu « en perpétuelle genèse de ce qu’il n’est pas encore et demain ne sera plus » et où l’homme est capable d’écouter et de sentir le langage des pierres et de la nature. Là où l’esthétique relationnelle telle qu’elle est définie par un Nicolas Bourriaud (1998) pour l’art contemporain ou bien l’intermédialité proposent de penser la relation entre les humains (entre l’artiste, ses œuvres et son public) ou entre les médias, c’est également la relation (jardinière) entre humains et non-humains (d’un côté commanditaires, visiteurs, jardiniers, de l’autre plantes, animaux ou encore rochers) qu’il s’agirait de repenser, à l’aune de travaux qui présentent le jardin comme le laboratoire d’une ontologie relationnelle, comme un « jardin planétaire », où le jardinier est cocréateur avec la nature, où l’on « pense et sent[…] avec la terre », comme l’indique Arturo Escobar dans son ouvrage récent sur « l’écologie au-delà de l’Occident » (2018). 

Ce numéro d’Intermédialités réunira des textes qui proposent des réflexions critiques sur les relations intermédiatiques au sein du jardin, et la manière dont celles-ci éclairent, voire définissent, les relations entre l’homme (ou la femme) et le jardin.

Les questions abordées s’appuieront sur l’analyse précise de jardins, réels ou non, de tous lieux et de toutes époques et à partir de méthodologies variées. Un intérêt particulier sera porté aux cultures non occidentales et aux modes de relations qu’elles construisent au sein des jardins. À titre indicatif, les textes pourraient être centrés sur l’un ou plusieurs des questions et thèmes suivants, ou les aborder partiellement :

  • Les rapports entre les arts au sein du jardin;
  • La formation multidisciplinaire du jardinier-paysagiste et ses conséquences;
  • Le rôle joué par les arts (peinture, sculpture, architecture, etc.) dans l’historiographie des jardins en Occident et dans le reste du monde;
  • L’apport des approches postcoloniales à l’étude des relations intermédiatiques dans les jardins — mais aussi des études sur les femmes et les jardins et les études de genre plus généralement (on peut citer ainsi l’ouvrage de Lisa L. Moore, Sister Arts: The Erotics of Lesbian Landscapes);
  • La révision de certaines idées concernant les rapports nature / culture dans l’historiographie d’un jardin (comme, par exemple, dans l’ouvrage de Gregory Quenet sur Versailles);
  • La place de l’histoire et de la théorie des jardins au sein des sciences humaines;
  • Comment l’intermédialité peut contribuer à la théorisation du jardin (et vice-versa);
  • En quoi les relations intermédiales et interhumaines au sein du jardin reflètent les structures d’organisation (sociales, politiques) d’une société donnée;
  • Les « amitiés respectueuses » (selon H. Brunon) au sein du jardin;
  • L’intentionnalité des existants non humains au sein du jardin.

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Date de soumission des propositions : 1er mai 2019

Annonce des résultats de la sélection des propositions : 15 mai 2019

Soumission des textes complets aux fins d’évaluation : 15 novembre 2019

Publication des textes retenus par le comité de rédaction : automne 2020

 

Intermédialités est une revue scientifique biannuelle qui publie en français et en anglais des articles évalués de façon anonyme par les pairs.

Les propositions de contribution (700 mots max.) pourront être écrites en anglais ou en français.

Elles devront être envoyées à l’adresse suivante :

Denis Ribouillault : denis.ribouillault@umontreal.ca

Les articles définitifs devront avoisiner les 6 000 mots (40 000 caractères espaces compris) et pourront comporter des illustrations (sonores, visuelles, fixes ou animées) dont l’auteur·e de l’article aura pris soin de demander les droits de publication.

Il est demandé aux auteur·e·s d’adopter les normes du protocole de rédaction de la revue disponible à l’adresse suivante :

[FR] http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/intermedialites/protocole-de-redaction.pdf

[EN] http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/intermedialites/submission-guidelines.pdf

Pour de plus amples informations sur la revue, consultez les numéros accessibles en ligne sur la plateforme Érudit: http://www.erudit.org/fr/revues/im/

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Bibliographie

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Source: Fabula