Le 23, 24, 25 mai 2019
Collège militaire royal du Canada – Kingston (Ontario)
L’invention du luxe a certes été favorable à Louis XIV pour étendre son pouvoir[1]. La fin des lois somptuaires, qui réglaient la consommation dans la France d’Ancien Régime et qui défendaient l’idéologie nobiliaire, entraîne un nivellement social et une confusion des signes que certains célèbrent et que d’autres condamnent. Preuve de la dignité, de l’intelligence et de la supériorité humaines, le luxe peut conduire à la « félicité publique[2] » selon qu’il est durable et utile, faute de quoi il « rétrécit l’esprit, avilit l’âme, et offre sans cesse l’exemple des folies les plus méprisables et les plus monstrueuses[3] », explique Mme de Genlis. Bien qu’ils reconnaissent la valeur économique du luxe, les Encyclopédistes décrient la frivolité comprise comme un remède inutile à l’ennui et susceptible de conduire à l’ineptie et à la dépravation. Lorsque la parure tient lieu de passion, il en résulte un grand désœuvrement explique Mme de Genlis, consciente des peines qu’elle inflige aux femmes[4].
Au lendemain de la Révolution, le luxe commencera par être souvenir ou tare du passé d’une aristocratie à jamais perdue. Il envahit la sphère privée et redéfinit la norme du moi ostentatoire. Le progrès technique et les nouvelles pratiques de consommation transforment la culture matérielle. Germaine de Staël se défend de faire une quelconque dépense « en luxe », alors qu’elle voit « des milliers d'hommes jadis riches [...] réduits à la plus affreuse mendicité[5] ». George Sand, de son côté, quoique ne détestant pas le luxe le considère « sans usage agréable pour elle[6] », car « une belle robe est gênante[7] » et « les bijoux égratignent[8] ».
Après cette ère du soupçon, le luxe se convertit tout au long du XIXe siècle en accumulation bourgeoise de l’inutile ; c’est l’âge d’or du bibelot et la naissance du grand magasin à rayons, c’est l’affolement des clientes du foisonnant Au bonheur des dames (1883) de Zola. S’affirme alors avec plus d’évidence la distinction entre la sobriété du « vrai » luxe et l’ostentation du « faux », mais aussi entre la mode au féminin et celle au masculin. « Genré[9] », le commerce culturel règle désormais l’idée qu’on se fait de la féminité.
C’est donc terni que le mot luxe passe au XXe siècle, est confronté, et confié, aux nouvelles industries. Les milieux, désormais multiples, de la mode s’en emparent et ne le débarrassent guère des défiances du passé, bien au contraire. Colette s'interrogera sur le mot, l’imprègnera de son regard, le distinguera, elle aussi, de l’accumulation et de l’affectation, en fera la combinaison parfaite de la poésie et de la sensation[10].
Qu’est devenu le luxe à notre époque ? Pour Annie Ernaux, enfant, il s’agit de « manteaux de fourrure, [de] robes longues et [de] villas au bord de la mer[11]. » L’auteure explique bien dans Passion simple (1991) que son regard s’est transformé au fil du temps et que désormais, le luxe est passé du côté des sentiments.
Parmi les auteurs dits francophones, le Libanais Amin Maalouf n’en finit pas d’évoquer les vestiges du luxe d’un empire ottoman déchu, d’une culture persane désormais négligée et d’un monde arabe qui, à part l’arrogance ostentatoire de certains, ne connaît désormais du luxe que le souvenir ou l’arrogance de quelques « happy few ». En 1980, après un silence littéraire d’une dizaine d’années, Assia Djebar revient à l’écriture avec un recueil de nouvelles au titre bien évocateur, Femmes d’Alger dans leur appartement. Ces récits, coiffés du titre du tableau de Delacroix, contestent le regard orientaliste du peintre français faisant de la femme algérienne un objet de luxe parmi d’autres représentés dans l’enfermement d’un intérieur exotique.
Certes, du regard philosophique que pose Martin Heidegger sur « la chose[12] » à la « thing theory[13] » de Bill Brown, en passant par l’analyse sociologique des objets de Jean Baudrillard[14], l’approche sémiologique de Roland Barthes[15] et les recherches historiques de Daniel Roche sur la « culture des apparences[16] », les ouvrages et travaux qui traitent de la culture matérielle sont nombreux et variés. En revanche, on compte peu d’études sur la représentation du luxe en littérature et plus précisément sur ses rapports avec la question du genre.
Quels traitements réservent les romanciers et les romancières français et francophones à ses dimensions morale, sociale et économique ? De quelles façons le luxe est-il réhabilité, célébré, dénigré, réfuté ou dénoncé dans la fiction de langue française ? Dans quelles mesures les personnages féminins y sont-ils condamnés, en sont-ils victimes ou le transforment-ils en un instrument de pouvoir ? Que révèle la représentation littéraire du luxe sur l’imaginaire culturel ? La mise en scène du luxe féminin est-elle culturellement déterminée ? Connaît-elle des frontières ? Voilà un certain nombre de questions auxquelles le présent colloque tentera de répondre.
Thématiques proposées :
- Vrai et faux luxe
- Luxe des uns et misère des autres
- Éducation des femmes et luxe; féminité et luxe; féminisme et luxe
- Devoir de distinction ou obligation sociale par le luxe
- Luxe et représentation de soi
- Poétique du luxe
- Philosophie du luxe
- Culture du luxe; dynamique du luxe (ostentation et envie)
- Économie du luxe : échange, transmission et circulation des biens
- Luxe, sociabilité et civilité
- Objets du luxe; occasions du luxe
- Sémiotique du luxe
- Luxe et imaginaire de l’Orient
- Luxe et auteurs francophones
- Luxe, source de conflits entre les sexes
- Personnages féminins, victimes du luxe et du paraître
- Pièges et dangers du luxe
- Mascarade et usurpation du luxe
- Luxe, miroir aux alouettes et source d’illusions
- Étiquette, conformisme et bienséance ou l’empire du luxe
- Du reflet du miroir au regard de l’autre ou comment s’affirmer par le luxe
- Grisette et marchandes de mode ou le marché du luxe
- Démocratisation du luxe et féminisation de la mode
Envoi des propositions
Merci d’envoyer votre proposition de communication (400 mots) accompagnée d’une brève notice bio-bibliographique à Soundouss El Kettani (Soundouss.El.Kettani@rmc.ca) et à Isabelle Tremblay (Isabelle.Tremblay@rmc.ca) avant le 15 août 2018.
[1] À ce sujet, voir Joan Dejean, The Essence of Style. How the French Invented High Fashion, Fine Food, Chic, Cafés, Style, Sophistication, and Glamour, New York/London/Toronto/Sydney, Free Press, 2005.
[2] Mme de Genlis, « luxe », Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la Cour ou l’esprit des étiquettes et des usages anciens, Paris, P. Mongie Aîné, 1818, p. 339.
[3] Mme de Genlis, Discours sur le luxe et l’hospitalité, Paris, Onfroy, 1791, p. 4.
[4] Mme de Genlis, « parure », Dictionnaire, op. cit., p. 40-41.
[5] Germaine de Staël, lettre du 2 juin 1793 à M. de Staël, dans Lettres diverses, Correspondance générale, Paris, Pauvert, et Ed. B. W. Jasinski, 1965, tome II, p. 452.
[6] George Sand, Histoire de ma vie, Paris, Michel Lévy Frères, 1856, tome V, p. 38.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Jennifer Jones explique que « the gendered commercial culture of fashion that had emerged by the late eighteenth century established the foundations for nineteenth-century commercial culture and domestic ideology ». (Sexing La Mode. Gender, Fashion and Commercial Culture in Old Regime France, Oxford/New York, Berg, 2004, p. 5.)
[10] Voir Michel Mercier, « Le renouvellement d’un mot ou le luxe selon Colette », Études littéraires. Colette : le luxe et l’écriture, 1993, vol. 26, n° 1, p. 11-19.
[11] Annie Ernaux, Passion simple, Paris, Gallimard, 1991, p. 77.
[12] Martin Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose ? (traduit de l'allemand par Jean Reboul et Jacques Taminiaux), Paris, Gallimard, (1935-1936) 1988.
[13] Bill Brown, “Thing Theory”, Critical Inquiry, 2001, vol. 28, n° 1, p. 1-22.
[14] Jean Baudrillard, Le Système des objets, Paris, Denoel/Gonthier, (1968) 1978.
[15] Roland Barthes, Le Système de la mode, Paris, Seuil, 1973.
[16] Daniel Roche, La Culture des apparences. Une histoire du vêtement, XVII -XVIII siècle, Paris, Fayard, 1989.