En janvier 2022, Molière aura 400 ans. Quatre siècles d’une notoriété prodigieuse qui s’est affirmée dès les premiers spectacles donnés à Paris à la fin des années 1650 et qui n’a cessé de s’amplifier au fil du temps, jusqu’à s’étendre à l’échelle planétaire. Quatre siècles aussi au cours desquels les discours sur l’auteur et sur l’oeuvre n’ont cessé de se multiplier. Devenu, sitôt disparu, objet de légendes, « l’auteur du Misanthrope » (pour reprendre la célèbre formule de Boileau) a nourri post mortem un discours critique dont l'intensité n'a pas faibli depuis les origines. Les rêveries sur l'homme et l'oeuvre y rivalisent avec la mobilisation et la recherche de documents et de preuves permettant de progresser dans la connaissance d’un comédien-poète et chef de troupe, autour duquel les légendes se sont à ce point multipliées qu’il a longtemps été difficile de démêler le vrai du faux.
C’est dans cet entre-deux que ce colloque voudrait situer la question qui l’anime, en considérant que, quatre cents ans après sa naissance, Molière est à la fois cet auteur construit au fil des siècles par les discours critiques et les infléchissements du goût, et ce comédien-poète fermement inscrit dans son temps, chef de troupe habile à mettre au point diverses stratégies esthétiques et économiques pour bâtir sa carrière et faire valoir son oeuvre. Le retour sur Molière, auquel nous convie l’occasion jubilaire, ne prend sens que s’il nous ramène aux origines de la création des comédies et si, dans un même mouvement, il nous fait porter un regard renouvelé sur la manière dont s’est élaborée notre conception de l’oeuvre.
Les trois journées s’inscriront ainsi sous le signe d’un double retour sur Molière : d’une part, un retour sur Molière et sa troupe au travail entre 1643, date de ses débuts comme comédien, et 1680, qui correspond à la fondation de la Comédie-Française, sept ans après sa mort ; d’autre part, et dans le prolongement chronologique du premier volet, un retour sur Molière auteur, au prisme du discours critique, dans l’étendue d’une période que nous avons choisi de faire courir de 1680 à 1980.
Volet I. Molière et sa troupe au travail (1643-1680)
La première partie du colloque donnera la parole aux chercheuses et chercheurs dont les contributions permettront d’éclairer les conditions et les modalités concrètes de l’activité du comédienpoète et de sa troupe, de la fondation de L’Illustre Théâtre à la création de la Comédie-Française. On s’intéressera à la manière dont ces circonstances permettent d’éclairer la forme et le contenu des comédies composées par Molière, en particulier sous les deux aspects suivants :
1. Les conditions concrètes de création (textuelle et scénique) des spectacles au sein de la vie théâtrale des années 1640-1670
o les conditions d’accueil ou de création des spectacles et leurs incidences sur l’activité de la troupe : configurations et aménagements des salles, modalités pratiques de la cohabitation avec les Italiens, contraintes logistiques et conditions économiques qu’imposent les visites, les fêtes de cour ou la prise en compte des demandes royales, organisation matérielle de la scène lors des pièces en musique et des ballets, conséquences du système des privilèges, etc.
o L’organisation au sein de la troupe : répartition des parts, attribution des rôles lors des créations et des reprises, formes de compositions collectives, pratiques de mises en scène (autrement qu’à travers L’Impromptu de Versailles), etc. Des comparaisons avec l’organisation des troupes rivales (répertoire, pratiques), par exemple celle de Dorimond, seront particulièrement bienvenues.
o Les relations de Molière et de ses comédiens avec les différentes instances de la vie théâtrale : autres troupes, autrices ou auteurs, protecteurs, décorateurs, musiciens, chanteurs, danseurs, etc. Sont également encouragées des propositions portant sur le parcours de ces musiciens et comédiens (comme Jodelet ou Brécourt) d’une troupe à l’autre.
o Les modes de diffusion des spectacles et des éditions : stratégies de programmation, de reprises, choix de programmes doubles (grande et petite comédie), modalités de lectures avant les créations, rôle des orateurs, liens avec les gazetiers, suivi des publications par Molière ou par d’autres que lui, parcours éditorial des textes non publiés du vivant de Molière ou non conservés (prologue du Favori), etc.
2. le répertoire non moliéresque joué par Molière et sa troupe
Molière et ses comédiens, on l’oublie trop souvent, ne jouaient pas que du Molière. Dès l’époque de L’Illustre Théâtre, des pièces de Rotrou, Tristan, Desfontaines, Magnon, Du Ryer, puis Gilbert, Scarron, Corneille, Desjardins, Donneau de Visé, etc. sont tantôt créées, tantôt reprises par la troupe.
Quels sont les critères (esthétiques, économiques, humains) qui ont présidé aux choix effectués dans ce répertoire non moliéresque ? Comment celui-ci a-t-il coexisté avec les comédies du chef de troupe ? Quelle influence a-t-il exercé sur les créations moliéresques, mais également sur les recettes du théâtre ? S'il est vrai qu'à partir de 1662 Molière ne jouait plus que dans ses propres comédies, comment la sélection des pièces "extérieures" se décidait-t-elle ? Molière semble-t-il avoir eu une voix prépondérante dans le choix de ce répertoire ?
Volet II. Molière auteur au prisme du discours critique (1680-1980)
Le second volet sera exclusivement consacré au discours critique tel qu’il s’est construit depuis les Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs (1686) d’Adrien Baillet, et durant les trois siècles suivants, c'est-à-dire approximativement jusqu'à l'essai de Gérard Defaux, Molière ou les métamorphoses du comique (1980), dernier ouvrage marquant que nous pouvons envisager avec une distance historique suffisante. Pour des raisons de format (le sujet nécessiterait un colloque entier), mais aussi parce qu’ils ont été documentés par différents ouvrages (Maurice Descotes, Les Grands Rôles du théâtre de Molière, Michel Corvin, Molière et ses metteurs en scène d’aujourd’hui, Gabriel Conesa et Jean Emelina (dir.), Les Mises en scène de Molière du XXe siècle à nos jours), le discours des praticiens et l’analyse des mises en scène de Molière à travers les siècles n'entrent pas dans la perspective du colloque. Il en ira de même pour les propositions portant sur les approches strictement biographiques et les appropriations fictionnelles de Molière et de son oeuvre, telles que la Vie de Grimarest ou Le Roman de Monsieur de Molière de Boulgakov, auxquelles différents colloques et ouvrages collectifs (Martial Poirson (dir.), Ombres de Molière ; Georges Forestier, Florence Naugrette, Marc Douguet, Elodie Bénard (dir.), Si Molière m’était conté…) ont été récemment consacrés.
Au cours de cette seconde partie du colloque, on cherchera ainsi à identifier les filtres au travers desquels l’oeuvre de Molière nous est parvenue, à dénouer les fils qui ont peu à peu construit et déconstruit cette oeuvre pendant trois siècles décisifs du point de vue de l’histoire littéraire et de l’histoire de la critique. Les participants sont invités à focaliser leurs propositions sur des auteurs et des ouvrages singuliers, mais également sur des courants critiques, des écoles de pensée, des concepts fétiches, des pièces privilégiées, etc. On pourra notamment tirer profit des données rassemblées au sein du projet de l’OBVIL consacré à Molière. Sont vivement encouragés à participer à cette réflexion des collègues spécialistes des XVIIIe, XIXe et XXe siècle qui seraient à même d’éclairer les conditions d’écriture de ces textes critiques, et la manière dont ils s’inscrivent dans leur temps et dans la trajectoire de leur auteur.
Parmi les fils conducteurs qui pourront présider au choix de tel auteur ou ouvrage critique, et en vue d’assurer en outre une continuité thématique en plus de la continuité chronologique entre les deux volets du colloque, on pourra, par exemple, privilégier la manière dont le discours critique se penche sur Molière comme comédien-poète et directeur de troupe, avant et après l’ouvrage de René Bray (Molière homme de théâtre, 1954), qui constitue sans doute un pivot dans la mise en oeuvre de ce discours. On pourra également se pencher sur l’importance accordée au paradigme moral (Molière est-il moral, immoral ou amoral ?) ou sur la préférence accordée aux “grandes comédies” face aux “petites comédies”, aux pièces en vers face aux pièces en prose, ainsi que sur le discours que suscite Molière aux lendemains de la Révolution française, à un moment où le positionnement par rapport aux auteurs “classiques” est éminemment politique. Des communications sur la réception critique (1680-1980) de certaines pièces particulièrement clivantes telles que Tartuffe ou Les Femmes savantes sont également bienvenues.
Comité d’organisation : Claude Bourqui (Université de Fribourg), Georges Forestier (Sorbonne Université), Bénédicte Louvat (Université Toulouse - Jean Jaurès), Lise Michel (Université de Lausanne), Agathe Sanjuan (Comédie- Française).
Comité scientifique : Benoît Bolduc (New York University), Mariane Bury (Sorbonne Université), Fabrice Chassot (Université Toulouse - Jean Jaurès), Jie Chen (Fudan University, Shangai), Jan Clarke (Durham University), Antoine Compagnon (Collège de France), Marc Escola (Université de Lausanne), Jean de Guardia (Université Grenoble-Alpes), John Lyons (University of Virginia), Laura Naudeix (Université de Rennes 2), Florence Naugrette (Sorbonne Université), Anne Piéjus (CNRS / Sorbonne Université), Alain Riffaud (Le Mans Université), Marine Roussillon (Université d’Artois), Guy Spielmann (Georgetown University), Pier Mario Vescovo (Università Ca’ Foscari, Venezia).
Les propositions de communication sont attendues d’ici au 30 septembre 2020 aux cinq adresses suivantes :
georges.forestier@ sorbonne-universite.fr
benedicte.louvat@univ-tlse2.fr
agathe.sanjuan@comedie-francaise.org
En fonction de leurs approches et de leurs objets d’études, les chercheurs intéressés sont invités à considérer également le colloque “Décentrer Molière” organisé en avril 2022 par Sylvaine Guyot et Christophe Schuwey, ainsi que les autres manifestations annoncées sur le site Molière 2022 (http://moliere2022.org/).