Appel à communications : Voyage et amitié

Colloque international (Université de Haute-Alsace et Université de Strasbourg)

Organisation: 

Nicolas Bourguinat (Université de Strasbourg) et Nikol Dziub (Université de Haute-Alsace)

Le colloque se tiendra à Mulhouse les 3 et 4 juin 2021.

 

Dans le cadre des recherches menées au sein de l’ILLE (Institut de recherche en Langues et Littératures Européennes, UR 4363, Université de Haute-Alsace) sur les relations entre littérature et amitié, et dans la continuité notamment du colloque « “Amitiés vives” : l’amitié dans les correspondance d’écrivain.e.s » (Mulhouse, novembre 2020), nous souhaitons initier, en collaboration avec le laboratoire ARCHE (Arts, Civilisations, Histoire de l’Europe, UR 3400, Université de Strasbourg), une réflexion collective sur les liens entre voyage et amitié.

Voyager, n’est-ce pas, en quittant son horizon familier et ses repères familiaux et amicaux, prendre le risque de la solitude ? Et devoir en prendre, bien souvent, son parti ? C’est ce que suggère en tout cas l’incipit des Rêveries du promeneur solitaire : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. »

Quels recours, dès lors, pour le voyageur qui désire lutter contre l’isolement ? Dès l’abord, plusieurs réponses se proposent : le voyage à plusieurs ; la fraternisation avec les étrangers rencontrés en voyage ; mais aussi, au moment de la rédaction du récit du voyage, l’écriture à plusieurs (sur ce dernier sujet, on se référera avec profit au numéro 3 de la revue Viatica (2016), qui propose un dossier intitulé « Écrire le voyage à deux », portant principalement sur un corpus anglophone, mais riche d’enseignements théoriques à portée plus générale).

Ce sont donc les différentes configurations du voyage à plusieurs et de l’écriture viatique à plusieurs que nous voudrions explorer. Voici quelques-uns des axes (non exclusifs) que nous aimerions développer.

L’amitié comme viatique

Certains voyageurs semblent d’autant plus jouir de la douceur de l’amitié qu’ils sont loin de chez eux – comme si le contraste entre l’étrangéité constitutive de l’ailleurs et la familiarité essentielle de l’ami fonctionnait à la manière d’un révélateur. Certains textes de George Sand sont à cet égard particulièrement éloquents : les amis qu’on « emporte » avec soi en voyage semblent presque s’apparenter, aux yeux de la romancière (qui en 1833 part en Italie avec Musset, et qui en 1836 voyage en Suisse avec Liszt et Marie d’Agoult – sans oublier, bien sûr, le voyage avec Chopin à Majorque en 1838-1839), à un viatique. Dans les Lettres d’un voyageur (1834-1836), elle écrit ainsi : « Torcello est un désert cultivé. […] J’avais sur la tête le plus beau ciel du monde, à deux pas de moi les meilleurs amis. » « Un désert cultivé » : n’est-ce pas une figuration topique particulièrement efficace de l’espace étranger parcouru en compagnie d’amis ? Et ailleurs dans le même texte, George Sand fait l’éloge de l’amitié, qui fonctionne cette fois comme un viatique à l’échelle existentielle : « Bénis soient [mes amis] ! Ils m’ont fait croire à quelque chose, ils ont planté dans mon naufrage une ancre de salut. » En outre, si l’amitié protège de la solitude du voyage (et du désarroi existentiel), en retour le voyage fortifie les amitiés, dont elle révèle toute la profondeur. À propos de « Malgache » (c’est-à-dire du botaniste Jules Néraud de Vavre), ainsi, elle note : « C’est alors qu’étant tous deux fixés dans le pays, et notre connaissance ayant commencé sous des auspices aussi sympathiques, nous nous liâmes d’une vive amitié. Un voyage de bohémiens que nous fîmes dans les montagnes de la Marche, jusqu’aux belles ruines de Crozant, nous révéla tout à fait l’un à l’autre. » Et l’amitié occupe une place si importante dans ces lettres viatiques, qu’elle en devient en quelque sorte la matrice énonciative : « J’ai été poussée, par un instinct individuel que je ne sais pas qualifier, à écrire ma vie jour par jour, en m’épanchant dans le sein de l’amitié. » Là encore, l’amitié comme condition sine qua non de l’échange épistolaire fonctionne comme un viatique : « Écrivons-nous tous les jours, je t’en prie ; je sens que l’amitié seule peut me sauver. » Et parfois, George Sand va jusqu’à faire de l’amitié un viatique au sens suprême, religieux, du terme : « Il me semble que tant que j’aurai à mon côté un ami sincère et fidèle, je ne peux pas mourir désespérée ; je lui ai fait jurer, ce soir, qu’il assisterait à ma dernière heure, et qu’il aurait le courage de ne point m’en dissuader. » L’image revient plus d’une fois : « O amitié ! sobre de démonstrations et forte de dévouements, qui te paiera de ce que tu supportes d’heures sombres et de funestes pensées auprès d’une âme moribonde ! Assis comme un médecin sans espoir au chevet d’un ami expirant, il semble tâter le pouls à mon désespoir et compter ce qu’il me reste de jours mauvais à subir. » Une posture existentielle que Robert Louis Stevenson résumera sur un ton moins grave, dans sa facétieuse et célèbre sentence : « But we are all travelers in which John Bunyan calls the wilderness of this world – all, too, travelers with a donkey ; and the best we can find in our travels is an honest friend. »

Plusieurs voyageurs, une seule personnalité d’auteur

Parmi les plus célèbres des voyages entre amis, citons celui que Gustave Flaubert et Maxime Du Camp font en Bretagne en 1847, et qu’ils racontent dans Par les champs et par les grèves. Certes, plus que d’un récit à quatre mains, il s’agit de l’entremêlement de deux récits écrits séparément, les chapitres de Du Camp paraissant d’ailleurs dès 1852, tandis que ceux de Flaubert ne seront publiés qu’en 1881. Mais, au-delà du voyage commun, le projet d’écriture a bien été conçu à deux. En témoigne telle lettre de Flaubert à Louise Colet : « Ce livre aura quinze chapitres […] ; j’écrirai tous les chapitres impairs, 1, 3, etc., Maxime tous les pairs ». Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas une hiérarchie entre les deux voyageurs. Comme le souligne Madame Le Herpeux, « c’est Flaubert qui assure l’unité du livre : les douze sommaires sont de sa main, et Du Camp travaille d’après ses indications, et même, pendant quelque temps, sous sa surveillance directe. » Mais Flaubert ne s’appesantit nulle part, dans sa correspondance, sur ce déséquilibre. Au contraire, il va jusqu’à affirmer que sa personnalité de voyageur et celle de son ami se mêlent, pour ne former plus qu’une seule personnalité d’auteur : « Écrivant dans la même pièce, il ne peut se faire autrement que les deux plumes ne se trempent un peu l’une dans l’autre ; l’originalité distincte y perd peut-être, ce serait mauvais pour toute autre chose, mais ici l’ensemble y gagne en combinaisons et en harmonie. » Bref, le voyage puis l’écriture du voyage seraient l’occasion d’expérimenter ce qu’on pourrait appeler une solitude à plusieurs. On pourra citer, dans la même veine, la History of a Six Weeks’ Tour through a Part of France, Switzerland, Germany, and Holland ; with Letters Descriptive of a Sail Round the Lake of Geneva and of the Glaciers of Chamouni de Mary et Percy Shelley, publié à l’automne 1817, même si là aussi une certaine hiérarchie de fait (sinon de droit) se fait jour, Mary ayant bien plus contribué à l’écriture de ce récit de voyage que Percy.

Le voyage à plusieurs comme système panoptique

Toutefois, une telle fusion (fantasmée) des personnalités des voyageurs est loin d’être systématique. Ainsi, quand il voyage en Espagne avec quelques-uns de ses amis (Maquet, Boulanger, Giraud et Desbarolles, sans oublier son fils, Alexandre Dumas junior) en octobre-novembre 1846, Dumas père (qui voyage aussi de concert avec le peintre Jean-Pierre Moynet en Russie et à travers le Caucase en 1858) souligne la complémentarité, et non la fusion, des regards respectifs des différents voyageurs – complémentarité d’autant plus féconde que les uns sont écrivains tandis que les autres sont peintres. Soulignant qu’il est un temps pour se mêler joyeusement aux étrangers, et un autre où il est préférable de partir accompagné de quelques proches (« D’ailleurs, je comptais bien partir en bonne compagnie. Le voyage seul, à pied, avec le bâton à la main, convient à l’étudiant insoucieux ou au poète rêveur. J’ai malheureusement passé cet âge où l’hôte des universités mêle sur les grandes routes son chant joyeux aux grossiers jurons des rouliers »), Dumas fait aussi et avant tout l’éloge de la création, non pas à plusieurs, mais côte à côte : « Nous rentrâmes chez maître Pepino émerveillés de ce que nous avions vu, jurant de revenir habiter Grenade : Boulanger, Giraud et Desbarolles pour faire de la peinture, Maquet et moi pour faire du roman ou de la poésie, et Alexandre pour ne rien faire. » Ici, les paysages contemplés apparaissent comme des objets pluri-dimensionnels qu’il convient, pour n’en laisser échapper aucune dimension, d’aborder selon une perspective multimédiale et pluriscopique, voire panoptique. Nous serions ainsi heureux de recevoir des propositions étudiant conjointement deux ou plusieurs récits ou documents portant sur le même voyage : on pensera, parmi de nombreux autres exemples, aux Oasis interdites d’Ella Maillart et au Courrier de Tartarie de Peter Fleming, deux récits retraçant un voyage commun de Pékin à Srinagar en 1935 ; à La Voie cruelle d’Ella Maillart encore et à Où est la terre des promesses ? d’Annemarie Schwarzenbach, double témoignage sur le voyage des deux femmes en Afghanistan en 1939 ; ou encore à la complémentarité des récits de Nicolas Bouvier et des dessins de Thierry Vernet dans Douze gravures de Thierry Vernet. Trois textes de Nicolas Bouvier (évocation à deux « voix » d’un voyage de Venise à Istanbul accompli en 1951 par les deux hommes en compagnie de Jacques Choisy) et dans L’Usage du monde (compte rendu poétique d’un voyage à deux de Belgrade à Kaboul en 1953-1954). Bouvier évoque d’ailleurs dans une lettre à Vernet datée du 24 novembre 1954 sa complicité viatique comme artistique avec ce dernier : « Bien sûr l’idée de faire remarcher notre tandem m’excite beaucoup. Ton travail est un stimulant pour le mien. Par des chemins différents, on poursuit le même objectif. C’est ce qui rend la collaboration et confrontation si dynamique. »

Quand le voyage à plusieurs se fait invasion

À côté de ceux qui considèrent le voyage lui-même comme un objet pluri-dimensionnel qu’il faut appréhender simultanément de plusieurs côtés à la fois (d’où la nécessité de voyager, de regarder et d’écrire/de créer à plusieurs), selon une perspective scopique externe, il y a ceux qui considèrent les pays visités comme des espaces qu’il faut en quelque sorte envahir du regard, selon une perspective scopique interne. Dans son Constantinople (1854), Gautier évoque la solitude du voyageur : « On sait que l’on va s’exposer à des fatigues, à des privations, à des ennuis, à des périls même, il en coûte de renoncer à de chères habitudes d’esprit et de cœur, de quitter sa famille, ses amis, ses relations, pour l’inconnu, et cependant l’on sent qu’il est impossible de rester, et ceux qui vous aiment n’essayent pas de vous retenir et vous serrent silencieusement la main sur le marchepied de la voiture. » Cependant, en voyageant, « on comprend qu’on peut vivre ailleurs que dans son pays, sa ville, sa rue, avec d’autres que ses parents, ses amis, son chien et sa maîtresse. » Et si l’on part avec un compagnon, ce n’est pas pour emporter avec soi une incarnation de l’ici. C’est pour voir deux fois plus, pour ne rien laisser échapper du territoire que l’on conquiert (dans les deux sens du terme, amoureux comme militaire) du regard, que l’on part avec un ami – témoin ces lignes d’Un tour en Belgique et en Hollande, récit d’un voyage fait de concert par Gautier et Nerval en 1836 : « Je n’avais pas encore vu une seule femme blonde, quoique j’eusse mon télescope constamment braqué, et que mon ami Fritz [entendez Nerval] regardât à gauche, tandis que j’explorais le côté droit de la route, de peur de laisser passer dans un moment de distraction ou de négligence, quelque Rubens sans cadre, sous forme d’une honnête Flamande. »

Dans le même ordre d’idées, mais dans un contexte différent et donc selon une perspective politique radicalement autre, on pourra citer le voyage d’André Gide en URSS en 1936. Gide a l’habitude de voyager à plusieurs. Outre son voyage de noces en Italie (1895-1896), qu’il fait, comme il se doit, avec son épouse Madeleine, mais aussi pour partie en compagnie de l’orientaliste germano-balto-pétersbourgeois Fédor Rosenberg, dont le couple fait la connaissance en cours de route à Florence, on peut citer notamment son voyage en Afrique-Équatoriale Française (1925-1926), fait en compagnie de son « neveu » et amant Marc Allégret, qui réalise un film au Congo pendant que Gide prend des notes. Mais ce qui fait la particularité du voyage en URSS, c’est que Gide s’y « munit » d’amis – Pierre Herbart (qui habite Moscou depuis six mois), Louis Guilloux, Jacques Schiffrin (qui, comme son nom l’indique, sait le russe), Jef Last (dont c’est le quatrième voyage en URSS) et Eugène Dabit (qui mourra à Sébastopol) – afin d’occuper plus efficacement le terrain. Il ne veut rien manquer, il ne faut pas que quoi que ce soit échappe au regard des voyageurs, qui mènent une véritable enquête sur la vérité et les mensonges de l’URSS : « Par grande crainte de ne point suffire, j’avais eu soin de m’adjoindre cinq compagnons […]. Oui, je pensais que, pour bien voir et entendre, six paires d’yeux et d’oreilles ne seraient pas de trop ; et pour permettre les recoupements de réactions forcément différentes. » En outre, pour Gide, certains compagnons servent de garde-fous, d’intermédiaires critiques entre un voyageur qui craint d’être naïf et un empire soviétique qui ne demande qu’à exploiter la crédulité des visiteurs. De Pierre Herbart, ainsi, Gide écrit dans ses Retouches à mon « Retour de l’URSS » : « Il a certainement beaucoup aidé à m’avertir, je veux dire : éclairé bien des choses que je n’aurais sans doute pas comprises par moi-même. » Bref, le voyage à plusieurs fonctionne à la fois comme une stratégie d’invasion scopique et comme un dispositif critique.

Bien entendu, d’autres axes méritent d’être explorés :

les voyages entre époux – comme ceux des archéologues Jane et Marcel Dieulafoy en Perse, par exemple ;

les voyages à la rencontre d’amis lointains (comme ceux de Louise Colet, qui se dit toujours fêtée et reçue par de nombreux d’amis au cours de ses voyages, en Italie mais aussi en France) ;

ou encore les voyages dont naissent des amitiés (comme ceux de Madame Du Boccage, qui noue beaucoup d’amitiés dans son voyage en Italie, notamment à Venise, au point qu’elle regrette de partir et déclare que son époux l’y a un peu forcée).

Et nous serons heureux de recevoir des propositions qui nous suggèreraient de nouvelles façons d’aborder la question qui nous occupe.

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Les propositions sont à envoyer à

Nicolas Bourguinat (Université de Strasbourg, bourguin@unistra.fr)

et Nikol Dziub (Université de Haute-Alsace, nikol.dziub@uha.fr) avant le 1 novembre 2020.

Le colloque se tiendra à Mulhouse les 3 et 4 juin 2021.

Les communications feront l’objet d’une publication, sous réserve d’acceptation par le comité scientifique.

https://www.ille.uha.fr/