aux Editions Modulaires Européennes (Louvain la Neuve), collection “Arts, rites et théâtralité”.
Un ouvrage collectif dirigé par Marie Garré Nicoara et Julie Postel (Université d’Artois, EA 4028 Textes et Cultures – Équipe Praxis et Esthétique des Arts)
Les propositions de communication (3000 caractères maximum, espaces compris) ainsi qu'une notice bio-bibliographique sont à envoyer à Marie Garré Nicoara (marie.garrenicoara@yahoo.fr) et Julie Postel (julie.postel@orange.fr) avant le 8 août 2016.
Le projet d’ouvrage collectif entend aborder les modalités de la béance et du morcellement du corps en scène et dans les arts visuels, sans limitation d’époque ou d’aire géographique. Il s’agit de questionner dans une perspective transculturelle et transdisciplinaire (esthétique, littéraire, anthropologique, philosophique…) des modes de représentation d'un corps dont l’unité serait mise en crise, mettant au jour la double acception métaphorique de ce processus : à la fois péril de délitement du sujet et opportunité de réinvention du corps, des identités, des subjectivités, et de leurs contours.
Dans le champ des arts visuels, le traitement du corps au cours du XXème siècle est marqué par la défiguration, la fragmentation et l’hybridation (Degas, Magritte, Giacometti, Annette Messager). La Première Guerre Mondiale a notamment exposé au regard des corps de soldats mutilés, tandis que les progrès médicaux de l’époque ont permis à un certain nombre de prothèses de remplacer les organes ou membres manquants.
Aujourd’hui, les représentations du corps, induites par les technologies d’imagerie médicale, proposent une exploration du vivant précise et approfondie mais toujours parcellaire. Ces avancées technologiques attisent la pulsion scopique jusqu’à l’intérieur anatomique, qui devient accessible, visible, ouvrant ainsi sur un autre degré de nudité des corps. Cette béance du corps a été investie par les plasticiens et performers : depuis les écorchés de Francis Bacon, jusque chez Bruce Naumann (Self portrait as a fountain) ou Otto Muhl (Pissaction) jouant de corps qui se vident au sens propre, comme au figuré chez Carolee Schneeman (Interior Scroll), dévidant depuis son vagin un parchemin. A l'orée du XXIe siècle, le corps béant est aussi celui qui s’expose dans les médias, dévoile son intimité, diffuse de lui pléthore d’images, dotant le sujet d’un double corps virtuel voire fictif.
La rupture que dessinent la béance ou le morcellement dans le corps artistique est, de fait, toujours double : facteur de désordre, symptôme d’un malaise, d’une part, mais aussi ouverture à l’Autre, et force de renouveau, d’autre part.
Ainsi, les représentations de corps béants et morcelés semblent systématiquement associées à l’idée de manque : manque d’unité, manque de cohérence, manque d’autonomie. Quelles sont les implications de ce manque quant à la constitution du sujet et la représentation de ses relations à l’Autre ?
Les dramaturgies contemporaines sont marquées par cet évidement du sujet : pour Corvin, l’affirmation du « je » « ne présente plus aucune limitation individuelle qui renvoie à une intériorité quelconque.1 » Cette déconnexion d’avec l’intériorité se double de l’attente vorace de l’autre dans les dramaturgies du manque : que l’être soit en manque d’amour (comme la femme-poupée des Possibles de son corps de Pauline Picot), d’attention ou de drogue (chez Sarah Kane, entre autres), sa béance, son morcellement, ses altérations provoquent des modes spécifiques de pensée de l’altérité comme nourriture, remplissage ou invasion de soi.
Pourtant, si le fragment ou la béance, envisagés comme manque ou comme ruine, peuvent signer l’impossibilité de la représentation du corps, il est possible a contrario d'envisager leur potentiel dramaturgique à instaurer de nouvelles configurations du corps. Le corps défait s’ouvre alors sur des formes de corporéités étranges, ou fantastiques. Il s’agit de penser le corps comme n’étant « plus l’incarnation irréductible de soi, mais une construction personnelle, un objet transitoire et manipulable » (D. Le Breton), comme lieu de la reconfiguration de soi.
Ainsi, la connotation de violence associée à ces deux notions n'enjoint pas à les penser dans la seule optique de la victimisation mais à évaluer également le potentiel créateur, polémique et politique de telles représentations du corps.
On réexaminera aussi l’association récurrente du corps béant au corps féminin (corps de la femme enceinte, de la femme violée, de la mère nourricière…), comme on la trouve par exemple chez Angelica Liddell dans son texte « Mes yeux, blancs comme ton sperme2 », où s’articulent autour de la symbolique du corps troué de la femme les thématiques de la pénétration et de la fécondation mais aussi celle de la possession mystique. Il sera intéressant de se rendre également attentifs aux multiples jeux de genre et de détournement des normes sexuelles que permettent ces représentations.
La béance peut aussi être envisagée comme signe du surplus et du débordement du corps. Par fonctionnement métonymique, la focale sur un membre ou une partie du corps signe à la fois l’excès et le manque (organe tout-puissant de la bouche dans Pas moi – Not I chez Beckett).
De l’anéantissement du sujet par l’exhibition d’un vide intérieur à sa démultiplication par la fragmentation de son corps en une constellation d'organes autonomes, la béance et le morcellement provoquent une redéfinition des limites de l’Un. À travers les motifs de la sexualité, de la pénétration ou plus généralement de la porosité entre intérieur et extérieur, les limites du sujet sont remises en question. On pense par exemple au personnage de Carcasse chez Mariette Navarro, dont le corps ouvert est sans cesse reconfiguré, incorporant les paysages et les forces qui l’environnent.
C’est par la notion de flux que ces corps altérés peuvent être repensés dans leur tension intérieur/extérieur. Ainsi des corps scéniques créées par Phia Ménard qui, dans l’Après-midi d’un foehn, manipule un souffle d’air et une multitude de sacs plastiques afin de donner naissance à des figures fantastiques mais toujours fugaces, au corps sans limites fixes, divisible, soluble, instable ; corps qui, ouvert, se réinvente à chaque instant.
La danse contemporaine est d’ailleurs envisagée par Roland Huesca comme espace d’expérience du flux par les corps traversés par l’onde du mouvement. Cette notion de corps traversé n’est bien évidemment pas étrangère au phénomène observé dans les dramaturgies contemporaines (voir Le Théâtre des voix de S. Le Pors) de personnages traversés par des voix, ou se mettant à l’écoute des multiples voix discordantes qui les habitent. Aussi la question des textes et de l’écriture dramatique de ces corps altérés sera-t-elle également un champ d’investigation fécond.
Car ces motifs questionnent enfin les modes de représentation eux-mêmes. Du corps béant et morcelé à l’image morcelée et béante du corps, comment ces signes de la faille contaminent-ils le champ du visible ?
Le travail très iconographique de la metteuse en scène Gisèle Vienne soulève ce type de questionnement sur l’épaisseur des corps en scène. Derrière les corps lisses et opaques des danseurs et mannequins de Showroomdummies ou I apologize, sourd l'absence d’humanité. Plus encore, dans The Pyre, les corps en scène sont réduits à une dimension de pure image par un jeu de flash lumineux qui réfère à la chronophotographie : le corps y est objet d'étude et de regard. Tout en extériorité, il perd sa qualité de sujet.
Il importera donc de comprendre en quoi les motifs de la béance et du morcellement atteignent également les dispositifs artistiques. Comment la béance du corps et l’absence, agissant comme forces imageantes, instaurent-elles une faille dans la représentation et dans le regard ? A ce titre par exemple, la béance semble inhérente au corps marionnettique, qui place le spectateur face à un abîme à fort potentiel imageant, qu'il sera intéressant d'analyser. Les dispositifs scéniques, au croisement avec les installations plastiques, jouent de constellations de la présence et en disséminent les indices. Le regard du spectateur lui-même est donc construit autour d’un vide : comment ces altérations du visible ouvrent-elles alors à un autre mode de relation théâtrale, à un travail de type créateur voire émancipateur pour le spectateur ?
Dès lors, comment peuvent-ils devenir des régimes de visibilité d’un manque philosophique, psychologique, social ? Le morcellement et la béance contaminant les rapports spectaculaires et les dispositifs de représentation, des réflexions sociologiques ou des études de réception sur le corps spectatoriel pourront être proposées. On s’intéressera à la manière dont le corps social (Hobbes) est mobilisé par ces notions, qu’il s’agisse de morcellement de la communauté ou de béance mémorielle (comme celle contre laquelle luttent les artistes du siluetazo en mémoire des disparus de la dictature argentine en exhibant les corps manquants) et on s’interrogera sur les implications politiques, économiques et les questions identitaires soulevées par l’altération du corps.
Modalités de soumission
Les propositions d’article, de 3000 caractères maximum (espace compris), accompagnées de quelques lignes de présentation bio-bibliographique de l’auteur, sont à envoyer pour le 8 août 2016 par message électronique à Marie Garré Nicoara (marie.garrenicoara@yahoo.fr) et Julie Postel (julie.postel@orange.fr).
Une réponse quant à l’acceptation de votre proposition vous sera envoyée avant le 20 août.
Après acceptation, les articles seront à remettre pour le 15 octobre 2017.
1 M. Corvin, L’homme en trop : l’abhumanisme dans le théâtre contemporain, Besançon, France, les Solitaires intempestifs, 2014, p. 64
2 A. Liddell, « Mes yeux blancs comme ton sperme », Via lucis, traduit par C. Vasserot, Besançon, France, Espagne, les Solitaires intempestifs, 2015