Publication : 2019
Dans son article sur la gestation du spectacle, Florent Siaud évoque « les terres obscures de la création », « ces espaces indistincts où les mots partent fébrilement à la rencontre des acteurs sans immédiatement trouver les sentiers de l’évidence »[1].La création est intimement liée, selon lui, à l’idée de chaos car les sens se superposent, se « déjouent », voire « s’annulent », mais également de tâtonnements avec ses « abandons », ses « retours en arrière » et ses « surgissements inopinés »[2]. Les termes « laboratoire », « atelier »[3], « fabrique »[4], « work in progress »[5] sont souvent utilisés pour traduire cette germination et cette mise en forme quelquefois imprédictibles, dans la mesure où existe une part d’inconnu dans le processus de création qui peut amener à des découvertes comme le rappelle Josette Féral[6]. Celui-ci fait aussi référence à l’idée d’improvisation ou d’expérimentation en ce qu’il semble impossible de savoir et même de prévoir entièrement ce à quoi aboutira la représentation ou l’œuvre théâtrale finale.
Le processus de création ressortit à un travail collectif d’accompagnement de cette construction de l’œuvre, à une maïeutique pour être plus précis, qui s’inscrit dans une durée et une matérialité. Sophie Proust parle ainsi de « rythmes de travail » et d’un « processus organique »[7], laissant entendre que les processus de création sont intrinsèquement liés à une dynamique particulière entre les différents intervenants mais aussi à un mouvement qui a son propre temps et espace. Josette Féral, évoque quant à elle les traces matérielles des processus de création, souvent éclectiques[8], trop peu explorés dans les années 2000[9] mais qui font progressivement l’objet d’études, notamment les relevés de mise en scène et les manuscrits de souffleur[10]. Les chercheurs se sont souvent attachés ces dernières années à la période contemporaine en matière de génétique théâtrale[11].
En quoi les traces matérielles, techniques, ou visuelles de cette création en développement ont-elles varié au fil du temps ? Peut-on reconstituer, grâce à elles, une histoire et une philosophie de la création dans les arts de la scène ? Par ailleurs, quand commence-t-on à penser et théoriser la création scénique (que le processus de création soit relatif à l’auteur, à l’acteur ou au travail collectif ou individuel de mise en scène), c’est-à-dire l’acte même de créer et non juste « reproduire » ou « imiter » ? Peut-on voir par exemple de façon concrète, c’est-à-dire à partir de documents d’archives ou de témoignages relatifs à l’écriture, aux répétitions, ou à l’organisation des salles de spectacles (et indépendamment des poétiques rigides publiées à l’âge classique qui donnent une vision imparfaite de la création scénique et ne reflètent que partiellement sa réalité), comment la création s’articule à un contexte social, économique ou culturel et se voit influencée ou contrôlée par ce dernier ? La création peut-elle être mécanique et quels sont ses conditionnements ? Ne relève-t-elle que d’une culture, de l’environnement socio-économique voire de techniques ? Est-elle plutôt liée à une personnalité et un vécu, ou à des qualités individuelles comme la capacité à imaginer ou la sensibilité par exemple ?
Ainsi, dans La philosophie de l’Acteur[12], Sabine Chaouche évoquait l’émergence, non pas seulement d’une théorie mais aussi d’une philosophie de la création dans les arts de la scène sous l’Ancien Régime, soulignant l’importance de nouvelles notions comme le jeu intervallaire ou le jeu impulsif né d’un certain abandon de l’acteur sur scène, et les débats relatifs au beau et au sublime dans l’art théâtral. Comment a été pensé le processus de création, le vivant, ce qui est par essence éphémère et qui ne peut être dupliqué si facilement au fil du temps ? Quels sont les grands courants de pensée, les philosophies ou les écoles ?
Ce volume entend faire dialoguer le passé et le présent afin de tenter de reconstituer une histoire des théories et de la philosophie de la création scénique. Il s’attachera donc aux processus de création dans les arts du spectacle, en particulier au théâtre, du XVe siècle au XXIe siècle.
Le numéro abordera les points suivants :
• Les conditions de la création à une période donnée ou au fil de siècles et l’impact de facteurs sociaux, économiques ou culturels sur le travail de création
• Collaboration et œuvre en construction/déconstruction
• Les étapes et rythmes de la création, la génétique du spectacle (écriture, répétitions, représentation) et l’expérimentation
• Le travail éditorial visant à transformer le texte à partir de la représentation ou du spectacle
• Traduction et (re)création
• Les spectateurs dans le processus de création
• Le corps, le mouvement et le récit (storytelling) dans la création d’un spectacle
• Les traces des processus de création et leur utilisation scénique (par exemple pour des reprises)
• Les politiques culturelles ayant favorisé, guidé ou gêné le travail de création
• Les grandes théories ou philosophies liées au travail de création
• L’imaginaire de la création, les facultés créatrices
• Pratique théâtrale contemporaine et « recherche-création »
Les propositions (250 à 400 mots) accompagnées d’une biobibliographie de quelques lignes sont à envoyer pour le 10 mars 2018 (réponse fin mars).
Remise des articles : 15 décembre 2018.
Longueur des articles : 30 000 à 40 000 signes max.
[1] Florian Siaud, « De ce qui naît en premier à Ce qui meurt en dernier », Jeu : revue de théâtre, n° 136, 3, 2010, p. 68-69.
[2] F. Siaud, art. cit., p. 74.
[3] Voir les récents travaux de Julia De Gasquet sur la notion d’atelier.
[4] Voir par exemple le portail numérique « La fabrique du spectacle » dirigé par de Sophie Lucet (<http://www.fabrique-du-spectacle.fr/>) et un ouvrage comme La Fabrique du théâtre. Avant la mise en scène (1650-1880), Pierre Frantz et Mara Fazio (dir.), Paris, Desjonquères, 2010.
[5] Josette Féral, « Introduction: Towards a Genetic Study of Performance-Take 2 » dans ‘“Genetics of Performance”, Theatre Research International, no 33, 3, oct. 2008, p. 224.
[6] J. Féral, art. cit., p. 223.
[7] Sophie Proust, « Les processus de création de quelques metteurs en scène new-yorkais », Jeu : revue de théâtre, n° 136, 3, 2010, p. 84.
[8] J. Féral distingue les brouillons textuels des brouillons visuels et scéniques (notes du metteur en scène et des répétitions, vidéos, images numériques, bandes sonores) (art. cit., p. 223-233).
[9] J. Féral, art. cit., p. 224.
[10] Voir Jean-Marie Thomasseau, « Les Manuscrits de la mise en scène », L’Annuaire théâtral, printemps 2001, 29, p. 101-122 et « Les Manuscrits de théâtre. Essai de typologie », Littératures, n°138, 2005, p. 79-118. Les manuscrits de la période XVIIe-XIXe siècle ont été abordés par Sabine Chaouche, La Mise en scène du répertoire à la Comédie-Française, 1680-1815, Paris, Honoré Champion, 2013 (en particulier la deuxième partie), Relevés de mise en scène (1683-1826), Paris, Honoré Champion, 2015. Les manuscrits de souffleur permettent de mieux comprendre les palimpsestes des mises en scène et le travail de collaboration, la manière dont les spectateurs influençaient le devenir d’un texte. On se reportera à l’article de Roxane Martin, à paraître : « Horace à l’épreuve des révolutions : les remaniements du texte et l’édification d’un Corneille patriote (1789-1848) », dans Appropriations de Corneille, M. Dufour Maître (dir.), Rouen, PUR. On trouvera des articles qui abordent la question comme ceux de Jacqueline Razgonnikoff, « Copistes et secrétaires-souffleurs à la Comédie-Française au XVIIIe siècle, de Saint-Georges à Delaporte », John Golder et John Dunkley (dir.), Journal for Eighteenth-Century Studies, 32, n°4, déc. 2009, p. 549-562 ; Martial Poirson, « Le plateau à l’œuvre : du manuscrit de souffleur au relevé de mise en scène (XVIIe-XXIe siècles) » dans « Mémoires de l’éphémère »,Revue d’Histoire du Théâtre, 2008-1, p. 5-12 et « “Souffler n’est pas jouer” : Pratiques et représentations du copiste-souffleur (1680-1850) », dans La Fabrique du théâtre, op. cit., p. 51-69 ; Sabine Chaouche, « Les enjeux des reprises à la Comédie-Française : les palimpsestes du texte théâtral au XVIIIe siècle », Studi Francesi, "Testiinediti e documentirari", 168, III, 2012, 465-476 et « Mise en scène et placements au XVIIIe et au début du XIXe siècle », The Frenchmag, février 2016 (<https://www.thefrenchmag.com/Mise-en-scene-et-placements-au-XVIIIe-et-au-debut-du-XIXe-siecle-Par-Sabine-Chaouche_a1049.html>).
[11] Shommit Mitter, Systems of Rehearsal: Stanislavky, Brecht, Grotowski and Brook, Londres, Routledge, 1992 ; Susan Letzercole, Directors in Rehearsal: A Hidden World, Londres, Routledge, 1992 ; G. Banu, éd., Les Répétitions: Un Siècle de mise en scène. De Stanislavski à Bob Wilson, Bruxelles, Alternatives théâtrales, 1997 ; Almuth Grésillon, « De l'écriture du texte de théâtre à la mise en scène », Cahiers de praxématique, n° 26, 1996, p. 71-94 ; Almuth Grésillon et Jean-Marie Thomasseau, « Scènes de genèses théâtrales », Revue internationale de critique génétique, 26, 2006, p. 19-34 ; Sophie Proust, La Direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine, Vic la Gardiole, L’Entretemps, 2006 et « Written Documents of the Assistant Director: A Record of Remaking », Theatre Research International, 33, n°3, 2008, p. 289-306 ; Jean-Marie Thomasseau, « Towards a Genetic Understanding of Non-contemporary Theatre: Traces, Objects, Methods », Theatre Research International, 33, n°3, 2008, p. 234-249 ; Gay McAuley, « Not Magic but Work: Rehearsal and the Production of Meaning », Theatre Research International, 33, n°3, 2008, p. 276-288 et Not Magic But Work: an Ethnographic Account of a Rehearsal Process, Manchester, University of Manchester Press, 2012.
[12] La philosophie de l’Acteur, La dialectique de l’intérieur et de l’extérieur dans les écrits sur l’art théâtral, 1738-1801, Paris, Honoré Champion, 2007.