Colloque international à Saint‑Pétersbourg
Collège Universitaire Français – Université d’État de Saint-Pétersbourg
28-29 avril 2017
Propositions: le 30 janvier 2017
Appel à communications
Le spectre de la compromission semble être l’une des hantises majeures de tous ceux qui, par goût ou par profession, se sont fait fort de penser le monde, des premiers philosophes de l’antiquité aux sociologues contemporains. La fidélité à la vérité du penseur « intègre », son refus de transiger avec ses principes ou avec les principes idéaux du champ – principes qui restent à interroger et doivent être ressaisis dans leur évolution historique – ne sont pourtant pas sans risques. Ils peuvent l’exposer à la persécution, à la ruine, à l’oubli... À l’inverse, les profits tirés de ce sacerdoce, pudiquement cachés lorsqu’ils sont légitimes, sont dénoncés avec vigueur lorsqu’ils ne le sont pas : ils entachent parfois définitivement la crédibilité des idées professées par l’impénitent, accusé de « prostituer » sa pensée ou de déroger aux exigences du dire-vrai pour satisfaire à des intérêts personnels ou à des impératifs douteux.
L’histoire intellectuelle au sens large et les histoires disciplinaires multiples apparaissent, pour une large part, structurées autour de cet impératif catégorique : le refus de la compromission et ses corollaires (intégrité, responsabilité, désintéressement[1]…) seraient ainsi la clé de voûte d’une éthique et d’un ethos intellectuels spécifiques.
Qu’ils soient « sophistes », « philosophes de cour », « plumes stipendiées » ou « sociologues jaunes », ceux que leurs détracteurs accusent de se compromettre hantent pourtant l’histoire des idées comme autant d’obstacles parfois insurmontables à un « courage de la vérité » [2] érigé comme idéal. Se confronter aux penseurs compromis est périlleux ; être tenu pour l’un d’eux est rédhibitoire. L’accusation de compromission est facilement utilisée comme une arme polémique, un outil de relégation symbolique, et constitue une constante de la dispute théorique à travers les âges, parfois au détriment de toute réfutation argumentée.
La notion de compromission, cependant, n’a guère été précisément définie par l’historiographie : ses formes et ses enjeux demeurent encore à circonscrire, à répertorier, à penser. Ce colloque se propose de combler en partie cet angle mort historiographique, et d’examiner les enjeux théoriques et pratiques associés à la compromission, de la Renaissance à nos jours, en adoptant une perspective délibérément pluridisciplinaire (littérature, histoire, philosophie, sociologie). Notre réflexion s’articulera autour de quatre axes principaux :
1) Nature de la compromission : la compromission apparaît comme un objet théorique labile, se dérobant à toute analyse univoque. Il s’agira de cerner la spécificité de la compromission par rapport à des notions connexes (la trahison, le compromis, l’accommodement…), bénéficiant souvent d’une historiographie plus développée[3] ; d’en répertorier les formes ; d’en dégager les principaux enjeux et de les historiciser. Envers qui se compromet-on ? pour quelles raisons ? comment distinguer, par exemple, la compromission des conduites prudentielles, des logiques de mécénat, d’un souci du compromis ? Peut-on penser la compromission hors de toute évaluation morale, de tout jugement de valeur ?
2) Figures de la (non-)compromission : l’histoire intellectuelle véhicule une mythologie de la non-compromission, dont les principes seraient exemplairement incarnés par quelques figures tutélaires à la postérité intellectuelle forte. Ainsi, Socrate célébré comme modèle d’un « courage de la vérité », Giordano Bruno ou Galilée envisagés comme les symboles d’une liberté de pensée et d’une fidélité exemplaires à leurs principes, ou encore Rousseau refusant avec ostentation de « plier […] sa morale à son profit »[4]. Une même mise en scène affecte les penseurs ou les écrivains « compromis » : qu’on songe par exemple aux écrivains fustigés pour s'être compromis sous l'Occupation[5], ou à Heidegger, dont la pensée peine à s’extraire de l’accusation de compromission avec le nazisme[6]. Comment s’organise cette mise en scène des « martyrs » et « héros » de la pensée intègre, cette stigmatisation des « renégats » compromis dans l’histoire intellectuelle ?
3) Discours et usages de la compromission : on s’interrogera en outre sur les accusations ou les justifications de la compromission à travers les âges : comment la notion est-elle mise en discours et utilisée à des fins polémiques ? Comment polarise‑t-elle la réception d’une pensée ? Comment ont évolué les usages de l’accusation au sein du champ intellectuel ? L’accusation de compromission est-elle également utilisée par tous, indépendamment du lieu ou de l’époque, ou fait-elle partie d’une stratégie de déqualification spécifique à certains auteurs, certains milieux sociaux ou certaines polémiques ? Autrement dit, quelle pourrait être la contingence d’une telle accusation ?
4) Le concept de compromission à l’épreuve des sciences sociales : en creux, la « vérité » d’une œuvre ou de sa signification pour ses lecteurs semble en jeu derrière le concept de compromission. La qualité estimée d’une œuvre parait liée, d’une manière ou d’une autre, à une fidélité des auteurs aux idéaux du champ. La compromission rompt ce contrat tacite : l’œuvre d’un penseur « compromis » serait alors tenue pour moindre que celle d’un penseur « intègre » ; les travaux « compromis » d’un auteur vaudraient moins que ceux écrits avec l’ambition de produire un chef-d’œuvre, hors de la contingence matérielle. Est-il possible pour un chercheur en sciences sociales d’utiliser des concepts éthiques pour trier « le bon grain de l’ivraie » au sein de l’œuvre d’un auteur qu’il souhaite analyser ? La notion de compromission ajoute-elle quelque chose à notre compréhension d’une œuvre ou d’un auteur, et si oui, à quel niveau ? Sinon, est-il souhaitable d’échapper aux jugements moraux qui semblent infuser la plupart des analyses critiques que nous produisons ?
Le colloque se tiendra au Collège universitaire français de Saint-Pétersbourg du vendredi 28 au samedi 29 avril 2017, en français et en russe (traduction simultanée). Le C.U.F prendra en charge l’hébergement, les repas et les frais de visas des participants et, dans la mesure du possible, tout ou partie des frais de transport.
Les propositions de communication (titre, résumé de 250 mots, brève notice bio bibliographique) sont attendues au plus tard le 30 janvier 2017 à l’adresse suivante :
colloque.compromission@gmail.com
Organisation : Raphaëlle Brin (Paris 4) et Karim Ghorbal (Paris 1), enseignants au Collège Universitaire Français de Saint-Pétersbourg
[1] Cf notamment Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), Paris, Seuil, 2011.
[2] Pour reprendre l’expression de Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le Gouvernement de soi et des autres, II, éd. F. Gros, Paris, Gallimard, 2009.
[3] Voir, sur le compromis, les mises au point d’Alin Fumurescu, Compromise : a political and philosophical history, Cambridge, Cambridge University Press, 2013 ; et sur la trahison : Jean-Jacques Pollet et Jacques Sys (éd.), Figures du traître. Les représentations de la trahison dans l’imaginaire des lettres européennes et des cultures occidentales, Artois Presses Université, 2007 ; Sébastien Schehr, « Sociologie de la trahison », Cahiers internationaux de sociologie, 2/2007 (n°123), p. 313-323.
[4] J.-J. Rousseau, Rousseau, juge de Jean-Jaques. Dialogues in Œuvres complètes I, Gallimard, Pléiade, 1959, p. 886.
[5] Voir Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains. 1940-1953, Paris, Fayard, 1999 ; Marie Puren, « Littérature et opportunisme sous l’Occupation. L’exemple de l’écrivain et éditeur Jean de La Hire (1878-1956), Mémoires du livre, vol. 3, n°1, 2011, http://id.erudit.org/iderudit/1007577ar.
[6] Voir par exemple La conférence de Heidelberg (1988) – Heidegger : portée philosophique et politique de sa pensée, J. Derrida, H.-G. Gadamer, P. Lacoue-Labarthe, textes réunis et annotés par M. Calle-Gruber, Lignes-Imec, 2014 ; et F. Rastier, Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui, Paris, P.U.F, 2015.
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