Reims. (Les dates du colloque ne sont pas indiquées, mais il semble s'agir de la semaine du 13 avril 2018.)
Colloque international organisé par Yann Lignereux (Histoire moderne, Université de Nantes), Yves Sintomer (Science politique, Université Paris-Lumières, ANR/DFG CLAIMS), Noémie Villacèque (Histoire ancienne, Université de Reims), et Ludovic Lagarde, directeur de la Comédie de Reims, Scène dramatique nationale
Les propositions de communications (titre et résumé de 1000 signes environ) sont à adresser avant le 12 novembre 2017, conjointement à
- Yann Ligneureux, yann.lignereux@univ-nantes.fr
- Yves Sintomer, sy@cmb.hu-berlin.de
- Noémie Villacèque, noemie.villaceque@univ-reims.fr
Si le « théâtre politique » n’est qu’un sous-genre théâtral et une étiquette souvent plus apposée de l’extérieur que revendiquée par les auteurs et metteurs en scène, la politique a depuis toujours été abordée par le théâtre. Réciproquement, la politique est pleine de métaphores et expressions qui viennent du monde du théâtre. « La scène politique », « les acteurs politiques », l’exclamation « c’est du théâtre » accolée à tel ou tel responsable ou événement politique, reviennent très souvent dans les conversations et les analyses, et des notions comme « politique spectacle » ou « bête de scène », plus circonscrites, sont cependant spontanément compréhensibles par tous les citoyens. Ce langage a une vocation descriptive mais aussi évaluative, et il a très souvent une connotation péjorative.
Au-delà de la familiarité de l’évidence que révèle cet usage des mots – l’existence de liens étroits entre représentation politique et représentation théâtrale –, de nombreuses questions sont ouvertes. Comment faire une histoire « croisée » (Werner, Zimmermann) ou « connectée » (Subrahmanyam) de la représentation théâtrale et de la représentation politique ? Qu’est-ce que la représentation politique, qu’est-ce qu’une représentation théâtrale – et est-il possible de donner une définition unique et transhistorique de ces deux notions ? Dans la plupart des langues, la représentation théâtrale et la représentation politique ne se disent pas avec un mot commun : on distingue ainsi en allemand die Aufführung et die Vertretung (ou die Repräsentation), en anglais the performance ou the show et the representation, en chinois biǎoyǎn 表演 et dàibiǎo 代表. En français, le mot représentation a une extension sémantique très grande : cela a-t-il une quelconque incidence sur la pratique et la perception du politique ? Aujourd’hui, la représentation politique emprunte-t-elle davantage à la représentation cinématographique où à la représentation théâtrale ? Au-delà des mots familiers que nous avons évoqués, qu’y a-t-il de spécifiquement théâtral dans la représentation politique actuelle ?
Cette question doit être posée en regard de deux évolutions qu’il est important de restituer. D’une part, celle à l’œuvre au sein de la représentation dramaturgique elle-même, partagée entre une approche que l’on peut qualifier de « référentielle » (la représentation scénographique rendant accessible le texte de la pièce représentée) et une conception « performative » (le sens naissant dans la performance d’une pièce jouée par des acteurs devant mais aussi, et peut-être plus encore, avec le public). D’autre part, celle affectant la représentation politique, qui a pu être abordée en termes de simulation/simulacre (comme nous y invitent les travaux classiques de Baudrillard et ceux, plus familiers peut-être du grand public, de Christian Salmon). L’action de rendre présent le sens d’une pièce, tout comme celle de donner à voir le politique, oscillent alors entre des extériorités proprement révérencielles, qui peuvent être intimidantes et qui déclinent un spectre d’émotions égrenant les différents dimensions de l’admiration, et des épiphanies de sens, avec le risque d’une performance ratée. Le rapprochement entre ces deux espaces de la représentation dessine une géométrie de l’intention où la production politique, rituelle, théâtrale peut s’effectuer devant un public ou pour un public. On donnera ici un seul exemple : XVIIIe siècle constitue un moment charnière, une épreuve fondamentale de la représentation politique, révélée par une esthétique rituelle où les applaudissements se substituent au silence acclamatif, où le rôle politique du souverain, après le métier de roi, remplace l’exercice de la souveraineté royale entendue auparavant comme une vocation, où le vieil héritage de la représentation mosaïque du roi est abandonné au bénéfice d’une égalité du regard (cf. ici les travaux de Stéphane Lojkine sur les Salons de Diderot), et où la Révolution fera finalement surgir dans les institutions une forme renouvelée de la Souveraineté qui doit beaucoup au théâtral (Sabine Chaouche).
C’est à ces questions que nous voudrions commencer à répondre, en faisant dialoguer praticiens du spectacle, historiens, et théoriciens du théâtre et de la politique. Un temps de discussion grand public est prévu le samedi après-midi.
II
Il est important de « détruire la trompeuse familiarité que nous avons avec des mots, tel que “représentation”, qui font partie de notre langage quotidien » (Ginzburg). L’histoire des concepts (Hofmann, Podlech) a notamment montré que si le mot de représentation date de l’époque romaine, la notion est quant à elle médiévale. Elle surgit de deux grandes matrices dont la fusion sémantique n’a rien d’évident et qui ne se constate que dans certaines langues néolatines. D’un côté, une dialectique du modèle et de l’image, déclinée dans d’infinies variations esthétiques, épistémologiques, philosophiques, théologiques et politiques, et qui forme un univers sémantique que les Italiens désignent sous le terme de « rappresentazione ». Cette matrice est centrale dans la représentation théâtrale, mais elle est aussi présente dans la représentation politique (les expressions citées en introduction en témoignent, mais aussi d’autres, comme par exemple l’idée qu’une assemblée est ou n’est pas « représentative » de la diversité des citoyens). De l’autre, une catégorie spécifiquement juridico-politique, nommée en italien la « rappresentanza », par laquelle un ou des représentants forment avec les représentés une même personne juridique, ce qui rend les décisions des représentants, par exemple la fixation des impôts, contraignantes pour les représentés.
On peut définir la dialectique du modèle et de l’image comme la dimension symbolique de la représentation, en donnant une définition très générique de l’expression symbolique (la production de symboles au sens strict, mais aussi de signes, d’images, de concepts, de rituels, de signifiés – cf. Maurice Godelier). Très souvent, cette dialectique est rabattue sur l’une de ses significations : rendre présent une réalité ou un être absent. Cependant, cette première signification, celle de la représentation référentielle évoquée plus haut, n’est pas exclusive d’une autre, presque opposée, la représentation pouvant aussi relever de la performance et renvoyer à l’exhibition d’une présence. Les premiers dictionnaires en langue vulgaire différenciaient clairement ces deux sens. Ainsi, le fameux Dictionnaire de la langue française publié par Furetière en 1690 mentionne : (1) « Représentation : image qui nous remet en idée et en mémoire les objets absents, et qui nous les peint tels qu’ils sont », mais aussi (2) « Représentation, se dit […] de l’exhibition de quelque chose […] Se dit quelquefois des gens vivants. On dit d’une mine grave et majestueuse : Voilà une personne de belle représentation. » De même, Le grand Larousse du XXe siècle, dans son édition de 1932 rappelait : « Certains philosophes voudraient que la perception fut appelée "présentation" et que le nom de représentation fût réservé aux images et aux souvenirs. En réalité, le suffixe re dans le mot représentation n’exprime pas l’idée d’une reproduction, d’un renouvellement, d’un rappel : représenter, c’est rem praesentem facere. Le mot de représentation convient donc aussi bien à la perception qu’à l’image. » Suivant Louis Marin, Roger Chartier qualifie la première relation de « transitive » (on représente quelque chose ou quelqu’un), la seconde d’« intransitive » ou de « réflexive » (on se montre dans l’acte de représenter).
La représentation théâtrale contemporaine a sans doute ceci de particulier qu’elle couple de façon intrinsèque la représentation comme figuration et la représentation comme exhibition et mise en scène. Cependant, n’en va-t-il pas de même de la représentation politique, où les représentants prétendent figurer la communauté représentée, ses valeurs et ses intérêts, tout en se mettant eux-mêmes en scène ? Par ailleurs, ce n’est sans doute qu’à partir du XVIIIe siècle que le terme de représentation a été utilisé pour désigner la mise en scène publique d’une pièce de théâtre, et ce n’est pas le terme de représentation qui est utilisé à cette fin dans des langues européennes comme l’italien, l’espagnol, l’anglais ou l’allemand, ou extra-européennes comme le chinois ou l’hindi. Comment rendre compte de ces paradoxes ?
La seconde matrice, juridico-politique, a été développée dans le droit civil comme dans le droit public, international et constitutionnel. Il semble aujourd’hui aller de soi que la représentation politique, en tant que lien juridico-politique, repose sur l’idée de mandat et en particulier de mandat électoral. Or, ni les Grecs anciens ni les Romains n’avaient de mot leur permettant de désigner de façon unifiée un ensemble d’activités que nous associons aujourd’hui spontanément en qualifiant de « représentants » des ambassadeurs, des élus, des dirigeants d’une tendance politique, des porte-parole d’un groupe social. La notion de représentation-mandat est relativement récente et date du Moyen-âge. Elle devint politiquement hégémonique à partir du XVIIe et plus encore du XVIIIe siècle, avec la montée des théories du droit naturel et des idées républicaines, et elle impliqua comme corollaire l’idée de consentement. Avec les révolutions, la représentation des états auprès du souverain typique de l’Ancien Régime céda la place à l’idée du peuple délégant le pouvoir à un gouvernement représentatif. C’est à cette notion de représentation-mandat que les citoyens européens se réfèrent spontanément lorsqu’ils pensent à la représentation juridico-politique.
La représentation-mandat n’épuise cependant pas la relation juridico-politique de représentation. Une autre matrice conceptuelle était apparue quelques décennies avant elle au Moyen-âge. Elle fut essentiellement élaborée dans le droit des corporations et des communes médiévales, mais aussi par les théoriciens du conciliarisme et du Collège électoral chargés de désigner l’Empereur du Saint-Empire romain germanique. Dans cette perspective, la représentation implique l’incarnation juridico-politique d’une multiplicité dans un corps unique, plutôt qu’un transfert d’autorité juridique. Dans la représentation-identité, une partie est identifiée au tout, selon le motif de la pars pro toto que nous connaissons encore dans la poésie ou dans la langue quotidienne (posséder dix têtes de bétail signifiant posséder dix animaux). « Dans une certaine mesure, dans des actions spécifiques, le conseil "est" la commune, et le concile l’Église, sans pour autant que cette identification suffise à elle seule à déterminer ce que sont l’Église ou la communauté politique urbaine » (Hofmann). La notion fut reformulée par l’absolutisme, avec en particulier le fameux « l’État, c’est moi » attribué à Louis XIV. Par la suite, elle fusionna souvent avec la représentation-mandat : les mots les plus célèbres de l’histoire constitutionnelle étasunienne, « We the people », furent prononcés par les députés au moment de l’adoption de la constitution – et lorsqu’un président de la République française prend ses fonctions, le président du Conseil constitutionnel prononce une formule rituelle : « Maintenant, vous incarnez la France ». On pourrait même avancer que des prétentions à ce type de représentation politique, formulées cependant sans portée juridiquement contraignante, sont régulièrement énoncées par les institutions internationales (comme le Forum de Davos parlant au nom de l’économie mondiale) ou par les mouvements sociaux (les ONG de la COP 21 prétendant incarner la société civile mondiale et les manifestants d’Occupy Wall Street s’exclamant « nous sommes les 99% »). La théorie politique allemande a conceptualisé ces deux variantes de la représentation juridico-politique avec la dichotomie Vertretung/Repräsentation.
III
Une perspective historique montre que les relations entre ce que nous appelons aujourd’hui la représentation théâtrale et la représentation politique sont étroites, faites de passages et d’emprunts mais aussi de décalages. Quelques exemples historiques en témoignent.
Athènes. La cité attique est le lieu où l’on situe communément l’invention conjointe de la politique et du théâtre en Occident, et il est vrai que la démocratie, la tragédie et la comédie y naissent dans une même expérience historique. À l’époque classique, le théâtre et le lieu de réunion de l’Assemblée du peuple sont des espaces distincts mais leurs formes architecturales sont très proches. En outre, le public du théâtre est à peu de choses près le même qu’à l’Assemblée et dans les tribunaux ; la politique constitue un thème central pour la comédie comme pour la tragédie et, tout au long de leurs pièces, les poètes ne cessent de rappeler aux spectateurs leur qualité de citoyens. Cependant, la politique ne mobilise pas alors un équivalent grec du mot de représentation, et si Platon et Aristote utilisent, différemment certes, la notion de mimesis dans leur analyse du fait théâtral, elle ne renvoie pas à la représentation dramatique. Au-delà des mots, les Grecs ne connaissent pas la notion juridico-politique de représentation, et ne pratiquent que très partiellement ce que nous désignons désormais avec elle.
Dans une première phase historique, une homologie forte se note entre le peuple spectateur et le peuple politique, qui ne sont pas des récepteurs muets mais sont au contraire actifs, tandis que la dimension délibérative de la politique est plus fortement mise en avant que sa théâtralisation. Les choses changent à partir de la mort de Périclès, en 429 av. J.-C. Le topos de la « démocratie comme spectacle » (Villacèque) se répand largement, en particulier dans la bouche des détracteurs de la démocratie, à la fois pour décrier les citoyens-spectateurs, trop actifs et bruyants, et les « démagogues » qui par leur gestuelle et leur rhétorique toutes théâtrales sont censés manipuler les foules. La situation évolue encore au IVe siècle : le topos n’est plus utilisé comme un outil idéologique de disqualification de la démocratie mais comme une insulte personnelle pour disqualifier un adversaire qui est un mauvais acteur politique, dans un contexte où les acteurs de théâtre deviennent des vedettes internationales parlant au-delà du corps des citoyens athéniens, où le théâtre se dépolitise en partie et où la théâtralité des assemblées démocratiques finit par être pleinement assumée par les rhètores, les citoyens qui tendent à monopoliser les discours écoutés par la masse des non-spécialistes (les idiôtai).
Du théâtre baroque aux hémicycles révolutionnaires. Pour le théâtre baroque et élisabéthain, « le monde est un théâtre » (Shakespeare) et la politique n’y fait pas exception. Cependant, ce monde qui est représenté n’est pas celui de l’apparence : il renvoie de façon allégorique à une réalité transcendante que le théâtre rend présent, tandis que la théorie des deux corps du Roi inscrit elle aussi la représentation du souverain politique dans un lien avec la transcendance. Dans le théâtre baroque, les spectateurs ne sont pas passifs et il n’y a pas de frontière tranchée entre acteurs et public. Le sens de la pièce se fonde sur une composition de différents points de vue, qui suivent les mouvements des acteurs et ne permettent pas une perspective unique. Le théâtre n’a pas de lieu propre car il est une figuration parmi d’autres (picturales, politiques), et il se déroule en des bâtiments dont la forme architecturale est très proche des assemblées d’Ancien régime (Surgers). Comme ces dernières, le théâtre est le cadre d’une « représentation englobante » où s’incarne le bien commun.
Une profonde rupture a lieu avec l’introduction du théâtre à l’italienne : la représentation s’inscrit alors dans un plan d’immanence et doit représenter l’apparence, sur le modèle de la perspective dans les arts graphiques. Le théâtre se dote d’édifices propres, qui ont la forme que nous leur connaissons encore et où règne un point de vue unique, perspectiviste, celui des spectateurs qui font face à la scène, sont séparés d’elle et deviendront progressivement muets. En France, c’est le regard du Prince qui organise l’espace théâtral. Parallèlement, les portraits des souverains absolus perdent eux aussi leur dimension allégorique et font ressortir la puissance mondaine du représenté. Les rois dansent devant des milliers de spectateurs, et l’étiquette est une mise en scène de la représentation monarchique par laquelle il est possible de « faire le roi. » Cependant, les dynamiques conceptuelles et les espaces architecturaux de la représentation politique vont alors suivre des chemins qui s’écartent en partie de ceux de la représentation théâtrale. Les souverains prétendent représenter la nation à travers leur incarnation corporelle, et les assemblées politiques continuent de se rassembler dans les salles rectangulaires où la réunion des délégués des différents états auprès du Roi ou de l’Empereur complète l’incarnation du corps politique (Christin), le King-in-parliament anglais en représentant une variante. Les termes de « théâtralité » et de « représentation théâtrale » sont adoptés au moment où cette dernière est devenue une activité relevant du divertissement, quand bien même une part importante des thèmes traités continuent de relever de la politique.
C’est pourtant au XVIIIe et au XIXe siècle que naît l’espace public politique, qui se coule largement dans le modèle de l’espace public théâtral, avec ses acteurs, ses intermédiaires et ses spectateurs (Roueff). Il faudra cependant attendre la Révolution française pour que la représentation politique s’approprie l’architecture théâtrale en construisant des hémicycles pour les assemblées (Heurtin), au moment où elle rompt avec la représentation d’Ancien régime en représentant des individus et non plus des ordres, et en fusionnant représentation-mandat (avec les élections) et représentation-incarnation (exprimée par exemple dans la théorie de la souveraineté parlementaire). La théâtralité du politique devient alors un problème, qu’elle soit louée ou décriée.
Parallèlement à ces enjeux d’espace comme lieux ou territoires de la parole politique, il faut rappeler que celle-ci définit et discrimine des légitimités et des indignités. Sous l’Ancien Régime, le peuple « murmure » seulement, et ce frémissement provoque la répression car il faut éviter que ce balbutiement ne devienne une émotion qui se transformerait en révolte. Même médiatisée par l’institution des Parlements qui peuvent prendre la relève de la contestation, ce ne sont jamais que des « bruits de parlements » (Colbert) qu’il faut réduire au silence et le pouvoir royal ne parle finalement que pour qu’on ne lui réponde pas. Il ne se montre que pour ne pas avoir à se démontrer : un soliloque qui est celui du Verbe divin agissant dans le monde et pour lequel peu importe ce que lui répondent ses créatures. Dans l’opinion, à croire le témoignage, au XVIIIe siècle, de Valentin Jamerey-Duval, le roi est comparé à un géant à la voix formidable, écho assourdi d’une conception maniériste du pouvoir où le roi herméneute énonçait le sens des concepts et des images de la représentation de son pouvoir. Il serait intéressant de voir au XIXe siècle, dans la figure du poète-prophète hugolien, le déplacement de l’énonciation du monde qui accompagne « la souveraineté de l’artiste » (E. Kantorowicz) et le « sacre de l’écrivain » (P. Bénichou), dans ses succès (les obsèques nationales du nouveau patriarche républicain en 1885) comme dans ses limites (Lamartine en 1848).
Théâtre et politique au XXIe siècle. Au moment où fleurissent les expressions qui diagnostiquent ou dénoncent une théâtralisation de la politique, le théâtre et la politique entrent de nouveau dans une période où décalages et transferts sont renouvelés.
À partir du XIXe et du XXe siècle, la représentation picturale et la représentation littéraire sont bousculées par l’invention de la photographie et du cinéma et bouleversées par le cubisme et les avant-gardes. La représentation théâtrale se renouvelle en profondeur, notamment avec l’émergence de la figure du metteur en scène, qui devient le pivot de l’art théâtral (Surgers). Progressivement, la mise en spectacle de la politique s’accentue de nouveau. Elle est pleinement assumée en coulisse par les représentants et leurs conseillers en communication, mais elle est déniée ou très rarement thématisée publiquement de façon réflexive par les acteurs politiques, fussent-ils des critiques radicaux du système en place. Cette évolution contraste fortement avec la place éminente qu’occupe la réflexion critique de la représentation théâtrale sur l’acte de représentation – une réflexion qui passe également par des dynamiques d’hybridation avec d’autres genres de représentation artistique, à commencer par la vidéo. Parallèlement, avec le passage du centre de gravité de l’activité publique de représentation de l’hémicycle parlementaire à la télévision, les modes de mise en spectacle de la politique et le jeu de ses « acteurs » se rapprochent davantage de ceux du cinéma et du petit écran que de ceux du théâtre. Réciproquement, la représentation théâtrale, du moins dans les théâtres publics, continue d’être fortement nourrie par des thématiques politiques, tout en essayant, pour paraphraser Godard, de mettre le théâtre dans la politique plutôt que la politique dans le théâtre – le théâtre militant n’occupe ainsi qu’une place relativement marginale. Ces thèmes politiques renvoient d’ailleurs moins à la politique institutionnelle, fondée sur la représentation élective, que sur la mise en discussion des problèmes de la cité.
La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle sont marqués en Europe par un affaiblissement de la légitimité du système politique institutionnel, fondé sur les élections et une coupure nette entre représentants et représentés. Cette coupure est remise en question par les évolutions qui réclament une démocratie plus participative ou plus « réelle », ou par les mouvements qui occupent la rue et les places. De leur côté, nombre de représentations théâtrales expérimentent des dispositions architecturales nouvelles et un rôle moins passif pour le public. Les études théâtrales rejoignent celles, plus récentes, sur la représentation politique, qui contestent la dichotomie forme/fond qui sous-tend les critiques de la « politique spectacle » et qui affirment que la représentation politique implique irrémédiablement une figuration et une mise en scène ou, pour reprendre les termes évoqués plus haut, une représentation symbolique (Kolesch). S’il ne saurait y avoir de « rappresentanza » sans « rappresentazione », la question normative n’est plus dès lors de dénoncer le spectacle de la politique mais de construire des critères permettant de « bonnes » mises en représentation de la politique et de la démocratie. Cela passe par exemple par le rôle accru donné aux simples citoyens, qui ne sont plus forcément réductibles au rôle de spectateurs passifs, par un rapport plus réflexif à l’acte de représentation, ou par la multiplication de représentants qui ne font pas reposer leur légitimité sur le mandat électoral. Sur tous ces points, praticiens et théoriciens du théâtre ne sont-ils pas en mesure de transmettre beaucoup de choses aux acteurs et analystes de la représentation politique ?
IV
A l’occasion de la création de Narcisse par Ferdinand Barbet à la Comédie de Reims (http://www.lacomediedereims.fr/page-spectacle/629-narcisse), nous voudrions discuter de ces hypothèses, en organisant la discussion autour de plusieurs problématiques.
Comment analyser le sens du mot « représentation », dans les diverses périodes historiques évoquées, et comment comprendre en particulier l’émergence et les évolutions des notions de « représentation politique » et de « représentation théâtrale » ? Comment rendre compte sans anachronisme de phénomènes que nous désignons par ces notions dans des époques ou dans des civilisations qui ne connaissent pas ce terme, et quelle est la portée de ces variations sémantiques et de vocabulaire ? Quelles sont en particulier les opportunités et les risques de court-circuit conceptuel que porte la grande extension du terme de « représentation » en français, et en particulier le fait que le mot puisse s’appliquer au théâtre aussi bien qu’à la politique ? Quels ont été les rapports du théâtre et de la politique dans les périodes historiques que nous avons évoquées, mais aussi dans d’autres – et dans d’autres aires géographiques ? Est-il possible d’avancer vers une historie globale et connectée de la représentation théâtrale et de la représentation politique ?
Quels sont aujourd’hui les traits les plus marquants de l’évolution de la représentation théâtrale et de la représentation politique, ainsi que de leurs rapports ? Comment les praticiens du théâtre intègrent-ils ces réflexions dans leur travail ? Que peut nous apprendre un dialogue croisé des théoriciens du théâtre et de la politique ?
Source: Fabula